CÉLIE.—Oh ! cela est bien vrai ; car celles qu’elle fait belles, elle les fait rarement vertueuses, et celles qu’elle fait vertueuses, elle les fait en général bien laides.
ROSALINDE.—Mais, cousine, tu passes de l’office de la Fortune à celui de la Nature. La Fortune est la souveraine des dons de ce monde, mais elle ne peut rien sur les traits naturels.
(Entre Touchstone.)
CÉLIE.—Non ?… Lorsque la Nature a formé une belle créature, la Fortune ne peut-elle pas la faire tomber dans le feu ? Et, bien que la Nature nous ait donné de l’esprit pour railler la Fortune, cette même fortune envoie cet imbécile pour interrompre notre entretien.
ROSALINDE.—En vérité, la Fortune est trop cruelle envers la Nature, puisque la Fortune envoie l’enfant de la nature pour interrompre l’esprit de la nature.
CÉLIE.—Peut-être n’est-ce pas ici l’ouvrage de la Fortune, mais celui de la Nature elle-même, qui, s’apercevant que notre esprit naturel est trop épais pour raisonner sur de telles déesses, nous envoie cet imbécile pour notre pierre à aiguiser3, car toujours la stupidité d’un sot sert à aiguiser[1] l’esprit.—Eh bien ! homme d’esprit, où allez-vous ?
TOUCHSTONE.—Maîtresse, il faut que vous veniez trouver votre père.
CÉLIE.—Vous a-t-on fait le messager ?
TOUCHSTONE.—Non, sur mon honneur ; mais on m’a ordonné de venir vous chercher.
ROSALINDE.—Où avez-vous appris ce serment, fou ?
TOUCHSTONE.—D’un certain chevalier, qui jurait sur son honneur que les beignets étaient bons, et qui jurait encore sur son honneur que la moutarde ne valait rien : moi, je soutiendrai que les beignets ne valaient rien, et que la moutarde était bonne, et cependant le chevalier ne faisait pas un faux serment.
- ↑ Célie et Rosalinde jouent sur le sens du mot Touchstone, qui veut dire pierre à aiguiser ou pierre de touche. Les clowns du théâtre anglais sont des bouffons, des graciosi ; il ne faut pas les confondre avec les fous en titre.