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ACTE II, SCÈNE II.

hamlet. — Je t’ai entendu une fois dire une tirade, mais elle n’a jamais été jouée sur le théâtre, ou si elle l’a été, elle n’est pas allée au delà d’une fois ; car la pièce, je m’en souviens, ne plaisait pas à la multitude ; c’était du caviar pour le plus grand nombre [1] ; mais, à mon avis, et selon d’autres personnes dont les jugements en cette matière donnent le ton aux miens de bien plus haut, c’était une excellente pièce ; des scènes bien filées, écrites avec autant de réserve que de finesse. Je me souviens que quelqu’un disait qu’il n’y avait point d’épices dans les vers pour donner à la pensée du montant, ni dans les phrases une pensée qui pût convaincre l’auteur d’affectation ; il disait que c’était une œuvre d’un goût estimable, aussi saine que douce, et bien plutôt belle que parée [2]. Il y avait surtout un morceau

  1. Le caviar, connu depuis peu des Anglais au temps de Shakspeare, faisait les délices des gourmets raffinés, et Ben Jonson a souvent tourné en ridicule l’importance de ces friandises exotiques, anchois, macaroni, caviar, etc.
  2. Les commentateurs sont une race d’hommes à part et capables de tout ; il faut être convaincu de cela par avance pour en croire ses yeux, quand on voit un des plus savants et plus fervents interprètes anglais de Shakspeare prétendre qu’il n’y a point d’ironie dans les remarques de Hamlet que nous venons de traduire, ni de parodie dans les tirades qui vont suivre. Autant dire que Molière était de l’avis de Philinte, et non de l’avis d’Alceste, à propos du sonnet d’Oronte. On verra plus loin (acte III, sc. ii) ce que Shakspeare pensait des acteurs emphatiques. Ici nous avons son opinion sur les écrivains ampoulés et précieux. Que Shakspeare lui-même soit parfois tombé, en courant, dans quelques-uns des défauts qu’il raille ainsi, on doit l’avouer ; mais on n’en doit pas conclure que, de sang-froid, et chez les autres, il ait admiré ces défauts systématiquement entassés et sans aucune beauté qui les compensât. Chacun des éloges mis ici dans la bouche de Hamlet est une contre-vérité sous la plume de Shakspeare. Hamlet annonce comme simples et mesurés les vers où Shakspeare a imité la violence et les faux ornements du style à la mode. À quel point l’intention est satirique et son imitation exacte, on en peut juger par ce fragment de la pièce qu’il a parodiée : Didon, reine de Carthage, tragédie de Christophe Marlowe et de Thomas Nash. Énée raconte à Didon comment Pyrrhus, dans le palais royal de Troie, répondit aux larmes de Priam et d’Hécube : « N’étant pas du tout ému, souriant de leurs