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HAMLET.

oublié ? Alors il y a de l’espoir pour que la mémoire d’un grand homme survive à sa vie la moitié d’une année ; mais, par Notre-Dame, il faut alors qu’il bâtisse des églises ; autrement, il aura à souffrir du mal de non-souvenance, avec le pauvre dada de bois, dont l’épitaphe est connue :

« Car oh ! car oh ! le dada de bois,
« Le dada de bois est oublié [1] ! »

(Les trompettes sonnent ; suit une pantomime : un roi et une reine entrent d’un air fort amoureux. La reine l’embrasse, et il embrasse la reine, elle se met à genoux devant lui, et par gestes lui proteste de son amour. Il la relève, et penche la tête sur son épaule. Il se couche sur un banc couvert de fleurs. Le voyant endormi, elle se retire. Alors survient un autre personnage, qui lui enlève sa couronne, la baise, puis verse du poison dans l’oreille du roi, et s’en va. La reine revient, elle trouve le roi mort, et fait des gestes de désespoir. L’empoisonneur arrive avec deux ou trois acteurs muets, et semble se lamenter avec elle. On emporte le corps. L’empoisonneur offre à la reine des présents de mariage ; elle paraît un moment les repousser et les refuser ; mais à la fin, elle accepte le gage de son amour. Les comédiens sortent.)

ophélia. — Que veut dire cela, mon seigneur ?

    dire à Ophélia : « Au diable le deuil ! à moi l’élégance ! » nous l’entendons se dire à lui-même, par un subtil calembour, par une contradiction imprévue, par une restriction mentale aussi prompte que l’éclair : « Je parle de belles fourrures à Ophélia, mais c’est un vêtement noir que je veux toujours avoir, et je garde pieusement ce deuil que je semble rejeter et railler. » N’oublions pas que Hamlet vit double : il vit devant des gens qu’il veut sonder et tromper, ennemis ou amis ; et il vit en lui-même, s’observant sans cesse, et comme en présence du spectre paternel auquel il veut donner satisfaction. De là, souvent des paroles doubles comme la vie de Hamlet, et adressées en un sens aux personnages réels du drame, en un autre sens à l’invisible témoin du drame intérieur qui se passe dans le cœur de Hamlet. Et nous, admis à suivre ces deux drames, confidents de son secret comme spectateurs de ses actions, tâchons de n’en rien perdre, exerçons-nous à l’écouter avec cette même présence d’esprit si subtile et si soudaine qui aiguise son langage, si nous voulons admirer assez l’art unique de Shakspeare dans la création de Hamlet, tant de suite à travers un tel labyrinthe, l’harmonie de tous ces contrastes, la profondeur de plus d’une puérilité.

  1. Parmi les jeux du mois de mai, populaires dans les villages d’Angleterre, il y avait un cheval de bois, hobby-horse, occasion de