Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1864, tome 1.djvu/23

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
17
SUR SHAKSPEARE.

quelque sentiment qui les ennoblit : « Quand il tuait un veau, dirent à Aubrey les gens du voisinage, il le faisait avec pompe et prononçait un discours. » Qui n’entrevoit le poëte tragique inspiré par le spectacle de la mort, fût-ce celle d’un animal, et cherchant à le rendre imposant ou pathétique ? Qui ne se représente l’écolier de treize ou quatorze ans, la tête remplie de ses premières connaissances littéraires, l’esprit frappé peut-être de quelque représentation théâtrale, élevant, dans un transport poétique, l’animal qui va tomber sous ses coups à la dignité de victime, ou peut-être à celle de tyran ?

Ce fut en 1576 que le brillant Leicester célébra à Kenilworth la visite d’Élisabeth, par des fêtes dont tous les écrits du temps attestent l’extraordinaire magnificence. Shakspeare avait douze ans, et Kenilworth est à quelques milles de Stratford. Il est difficile de douter que la famille du jeune poëte n’ait partagé, avec toute la population de la contrée, le plaisir et l’admiration qu’excitèrent ces pompeux spectacles. Quel ébranlement n’en dut pas recevoir l’imagination de Shakspeare ! Cependant les premières années du poëte nous ont transmis, pour unique trace des singularités qui peuvent annoncer le génie, l’anecdote que je viens de raconter, et ce qu’on sait des amusements de sa jeunesse n’a rien qui rappelle les goûts et les plaisirs d’une vie littéraire.

Nous vivons dans des temps de civilisation et de prévoyance, où chaque chose a sa place et sa règle, où la destinée de chaque individu est déterminée par des circonstances plus ou moins impérieuses, mais qui se manifestent de bonne heure. Un poëte commence par être un poëte ; celui qui doit le devenir le sait presque dès l’enfance ; la poésie a été familière à ses premiers regards ; elle a pu être son premier goût, sa première passion quand le mouvement des passions s’est éveillé dans son sein. Le jeune homme a exprimé en vers ce qu’il ne sent pas encore ; et quand le sentiment naîtra vraiment en lui, sa première pensée sera de le mettre en