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Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1864, tome 1.djvu/298

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NOTICE

toute forme sensible, va se dissoudre dans le vague de l’air, où s’évanouira pour nous son existence individuelle. N’est-ce pas un prestige de la magie que cette demi-intelligence qui paraît luire dans le grossier Caliban ? et ne semble-t-il pas qu’en mettant le pied hors de l’île désenchantée où il va être laissé à lui-même, nous allons le voir retomber dans son état naturel de masse inerte, s’assimilant par degrés à la terre dont il est à peine distinct ? Que deviendront, loin de notre vue, cet Antonio, ce Sébastien, si prompts à concevoir le dessein du crime, cet Alonzo, si facilement et légèrement accessible à tous les sentiments ? Que deviendront ces jeunes amants, sitôt et si complètement épris, et qui, pour nous, semblent n’avoir eu d’autre existence que d’aimer, d’autre destination que de faire passer devant nos yeux les ravissantes images de l’amour et de l’innocence ? Chacun de ces personnages ne nous révèle que la portion de son caractère qui convient à sa situation présente ; aucun d’eux ne nous dévoile en lui-même ces abîmes de la nature, ces profondes sources de la pensée où descend si souvent et si avant Shakspeare ; mais ils en déploient sous nos yeux tous les effets extérieurs : nous ne savons d’où ils viennent, mais nous reconnaissons parfaitement ce qu’ils semblent être ; véritables visions dont nous ne sentons ni la chair ni les os, mais dont les formes nous sont distinctes et familières.

Aussi, par la souplesse et la légèreté de leur nature, ces créatures singulières se prêtent-elles à une rapidité d’action, à une variété de mouvements dont peut-être aucune autre pièce de Shakspeare ne fournit d’exemple ; il n’en est pas de plus amusante, de plus animée, où une gaieté vive et même bouffonne se marie plus naturellement à des intérêts sérieux, à des sentiments tristes et à de touchantes affections : c’est une féerie dans toute la force du terme, dans toute la vivacité des impressions qu’on en peut recevoir.

Le style de la Tempête participe de cette espèce de magie. Figuré, vaporeux, portant à l’esprit une foule d’images et d’impressions vagues et fugitives comme ces formes incertaines que dessinent les nuages, il émeut l’imagination sans la fixer, et la tient dans cet état d’excitation indécise qui la rend accessible à tous les prestiges dont voudra l’amuser l’enchanteur. Il est de tradition en Angleterre que le célèbre lord Falkland [1], M. Selden et lord C. J. Vaughan, regar-

  1. L’homme le plus vertueux, le plus aimable et le plus instruit de l’Angleterre sous Charles Ier, de qui lord Clarendon a dit : « Qu’il faudrait haïr la révolution, ne fût-ce que pour avoir causé la mort d’un tel homme. » Après avoir énergiquement défendu