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ACTE I, SCÈNE II.

épuisa le suc de ma verdure. — Tu ne me suis pas. — Je t’en prie, écoute-moi.

Miranda.

Mon cher seigneur, j’écoute.

Prospero.

Ainsi, négligeant tous les intérêts de ce monde, dévoué tout entier à la retraite et au soin d’enrichir mon esprit de biens qui, s’ils n’étaient pas si secrets, seraient mis au-dessus de tout ce qu’estime le vulgaire, j’éveillai dans mon perfide frère un mauvais naturel : ma confiance, comme un bon père, engendra en lui une perfidie égale non moins que contraire à ma confiance, et en vérité elle n’avait point de limites ; c’était une confiance sans réserve. Ainsi, devenu maître non-seulement de ce que me rendaient mes revenus, mais encore de ce que mon pouvoir était en état d’exiger, comme un homme qui, à force de se répéter, a rendu sa mémoire si coupable envers la vérité qu’il finit par croire à son propre mensonge, il crut qu’il était en effet le duc, parce qu’il se voyait substitué à mon pouvoir, parce qu’il exécutait les actes extérieurs de la souveraineté, et qu’il jouissait de ses prérogatives. De là son ambition croissante… M’écoutes-tu ?

Miranda.

Seigneur, votre récit guérirait la surdité.

Prospero.

Pour supprimer toute distance entre ce rôle qu’il joue et celui dont il joue le rôle, il faut qu’il devienne réellement duc de Milan. Pour moi, pauvre homme, ma bibliothèque était un assez grand duché. Il me juge désormais inhabile à toute royauté temporelle : il se ligue avec le roi de Naples, et (tant il était altéré du pouvoir !) il consent à lui payer un tribut annuel, à lui faire hommage, à soumettre sa couronne ducale à la couronne royale ; et mon duché (hélas ! pauvre Milan), qui jusque-là n’avait jamais courbé la tête, il le condamne au plus honteux abaissement.

Miranda.

Ô ciel !

Prospero.

Remarque bien les conditions du traité et l’événement qui suivit, et dis-moi s’il est possible que ce soit là un frère.

Miranda.

Ce serait pour moi un péché de former sur ma grand’mère quelque pensée déshonorante : un sein