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LA TEMPÊTE.

murmure. Tu m’avais promis de me rabattre une année de mon temps.

Prospero.

Oublies-tu donc de quels tourments je t’ai délivré ?

Ariel.

Non.

Prospero.

Tu l’oublies, et tu comptes pour beaucoup de fouler la vase des abîmes salés, de courir sur le vent aigu du nord, de travailler pour moi dans les veines de la terre quand elle est durcie par la gelée.

Ariel.

Il n’en est point ainsi, seigneur.

Prospero.

Tu mens, maligne créature. As-tu donc oublié l’affreuse sorcière Sycorax, que la vieillesse et l’envie avaient courbée en cerceau ? l’as-tu oubliée ?

Ariel.

Non, seigneur.

Prospero.

Tu l’as oubliée. Où était-elle née ? Parle, dis-le moi.

Ariel.

Dans Alger, seigneur.

Prospero.

Oui vraiment ? Je suis obligé de te rappeler une fois par mois ce que tu as été et ce que tu oublies. Sycorax, cette sorcière maudite, fut, tu le sais, bannie d’Alger pour un grand nombre de maléfices et pour des sortilèges que l’homme s’épouvanterait d’entendre. Mais pour une seule chose qu’elle avait faite, on ne voulut pas lui ôter la vie. Cela n’est-il pas vrai ?

Ariel.

Oui, seigneur.

Prospero.

Cette furie aux yeux bleus fut conduite ici grosse, et laissée par les matelots. Toi, mon esclave, tu la servais alors, ainsi que tu me l’as raconté toi-même : mais étant un esprit trop délicat pour exécuter ses volontés terrestres et abhorrées, comme tu te refusas à ses grandes conjurations, aidée de serviteurs plus puissants, et possédée d’une rage implacable, elle t’enferma dans un pin éclaté, dans la fente duquel tu demeuras cruellement emprisonné pendant douze ans. Dans cet intervalle, la sorcière mourut, te laissant dans cette prison, où tu poussais des gémissements aussi fréquents que les coups que frappe la roue du moulin. Excepté le fils qu’elle avait mis bas ici, animal bigarré, race de sorcière, cette île n’était alors honorée d’aucune figure humaine.