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ACTE III, SCÈNE III.

Prospero, à part.

Honnête seigneur, tu as dit le mot ; car quelques-uns de vous ici présents êtes pires que des démons.

Alonzo.

Je ne me lasse point de songer à leurs formes étranges, à leurs gestes, à ces sons qui, bien qu’il y manque l’assistance de la parole, expriment pourtant dans leur langage muet d’excellentes choses.

Prospero, à part.

Ne louez pas avant le départ.

Francisco.

Ils se sont étrangement évanouis.

Sébastien.

Qu’importe ! puisqu’ils ont laissé les munitions, car nous avons faim. — Vous plairait-il de goûter de ceci ?

Alonzo.

Non pas moi.

Gonzalo.

Ma foi, seigneur, vous n’avez rien à craindre. Quand nous étions enfants, qui aurait voulu croire qu’il existât des montagnards portant des fanons comme les taureaux, et ayant à leur cou des masses de chair pendantes ; et qu’il y eût des hommes dont la tête fût placée au milieu de leur poitrine ? Et cependant nous ne voyons pas aujourd’hui d’emprunteur de fonds à cinq pour un[1] qui ne nous rapporte ces faits dûment attestés.

Alonzo.

Je m’approcherai de cette table et je mangerai, dût ce repas être pour moi le dernier. Eh ! qu’importe ! puisque le meilleur de ma vie est passé. Mon frère, seigneur duc, approchez-vous et faites comme nous.

(Des éclairs et du tonnerre. Ariel, sous la forme d’une harpie, fond sur la table, secoue ses ailes sur les plats, et par un tour subtil le banquet disparaît.)
Ariel.

Vous êtes trois hommes de crime que la destinée (qui se sert comme instrument de ce bas monde et de tout ce qu’il renferme) a fait vomir par la mer insatiable dans cette île où n’habite point l’homme, parce que vous n’êtes point faits pour vivre parmi les hommes. Je vous ai rendus fous. (Voyant Alonzo, Sébastien et les autres tirer leurs épées.)

  1. Allusion à la coutume où l’on était alors, quand on partait pour un voyage long et périlleux, de placer une somme d’argent dont on ne devait recevoir l’intérêt qu’à son retour ; mais le placement se faisait alors à un taux très-élevé.