Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1864, tome 1.djvu/365

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
359
ACTE V, SCÈNE I.

Prospero.

La mienne aussi s’attendrira. Comment, toi qui n’es formé que d’air, tu aurais éprouvé une impression, une émotion à la vue de leurs peines ; et moi, créature de leur espèce, qui ressens aussi vivement qu’eux et les passions et les douleurs, je n’en serais pas plus tendrement ému que toi ! Quoique, par de grands torts, ils m’aient blessé au vif, je me range contre mon courroux, du parti de ma raison plus noble que lui ; il y a plus de gloire à la vertu qu’à la vengeance. Qu’ils se repentent, la fin dernière de mes desseins ne va pas au delà ; ils n’auront même pas à essuyer un regard sévère. Va les élargir, Ariel. Je veux lever mes charmes, rétablir leurs facultés, et ils vont être rendus à eux-mêmes.

Ariel.

Je vais les amener, seigneur.

(Ariel sort.)
Prospero.

Vous, fées des collines et des ruisseaux, des lacs tranquilles et des bocages ; et vous qui, sur les sables où votre pied ne laisse point d’empreinte, poursuivez Neptune lorsqu’il retire ses flots, et fuyez devant lui à son retour ; vous, petites marionnettes, qui tracez au clair de la lune ces ronds[1] d’herbe amère que la brebis refuse de brouter ; et vous dont le passe-temps est de faire naître à minuit les mousserons, et que réjouit le son solennel du couvre-feu ; secondé par vous, j’ai pu, quelque faible que soit votre empire, obscurcir le soleil dans la splendeur de son midi, appeler les vents mutins, et soulever entre les vertes mers et la voûte azurée des cieux une guerre mugissante ; le tonnerre aux éclats terribles a reçu de moi des feux ; j’ai brisé le chêne orgueilleux de Jupiter avec le trait de sa foudre ; par moi le promontoire a tremblé sur ses massifs fondements ; le

  1. Ces ronds ou petits cercles tracés sur les prairies sont fort communs dans les dunes de l’Angleterre : on remarque qu’ils sont plus élevés et d’une herbe plus épaisse et plus amère que l’herbe qui croît alentour, et les brebis n’y veulent pas paître. Le peuple les appelle fairy circles, cercles des fées, et les croit formés par les danses nocturnes des lutins. On en voit de pareils dans la Bourgogne. Partout où se trouvent ces ronds, on est sûr de trouver des mousserons.