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Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1864, tome 1.djvu/37

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SUR SHAKSPEARE.

tiques tableaux de la poésie ; qu’aujourd’hui même, sous leur atmosphère brûlante et dans leur vie paresseuse, les Arabes, accroupis autour d’un narrateur animé, passent leurs journées à le suivre dans les aventures où il les promène ; cela s’explique, cela se conçoit : là le ciel n’a point de frimas et la vie matérielle point d’efforts qui empêchent les hommes de s’abandonner ensemble à de tels plaisirs ; les institutions ne les en éloignent point ; tout les leur rend au contraire naturels et faciles ; tout provoque et les réunions nombreuses, et les fêtes fréquentes, et les longs loisirs. Mais c’est dans les climats du Nord, sous la main d’une nature froide et sévère, dans une société en partie soumise au régime féodal, chez un peuple menant une vie difficile et laborieuse, que les ménestrels anglais voyaient se renouveler sans cesse l’occasion d’exercer leur art, et la foule se réunir si souvent autour d’eux.

C’est que les mœurs de l’Angleterre, formées sous l’influence des mêmes causes qui lui donnèrent ses institutions politiques, prirent de bonne heure ce caractère de publicité et de mouvement qui appelle une poésie populaire. Ailleurs tout tendit à séparer les diverses conditions sociales, à isoler même les individus ; là tout concourut à les rapprocher, à les mettre en présence. Le principe de la délibération commune sur les intérêts communs, fondement de toute liberté, prévalut dans les institutions de l’Angleterre et présida à toutes les coutumes du pays. Les hommes libres des campagnes et des villes ne cessèrent jamais de faire eux-mêmes et de traiter ensemble leurs affaires. Les cours de comté, le jury, les corporations, les élections de tout genre, multipliaient les occasions de réunion et répandaient partout les habitudes de la vie publique. Cette organisation hiérarchique de la féodalité qui, sur le continent, s’étendait du plus petit gentilhomme au plus puissant monarque, et de proche en proche, excitait incessamment toutes les vanités à sortir de leur sphère pour passer dans celle du