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ACTE I, SCÈNE II.

bizarrerie à mes manières : mais que mes bons amis, au nombre desquels je vous compte, Cassius, n’en soient donc pas affligés, et ne voient rien de plus dans cette négligence, sinon que ce pauvre Brutus, en guerre avec lui-même, oublie de donner aux autres des témoignages de son amitié[1].

cassius. — Alors je me suis bien trompé, Brutus, sur le sujet de vos peines, et cela m’a fait ensevelir dans mon sein des pensées d’un haut prix, d’honorables méditations. Dites-moi, digne Brutus, pouvez-vous voir votre propre visage ?

brutus. — Non, Cassius ; car l’œil ne peut se voir lui-même, si ce n’est par réflexion, au moyen de quelque autre objet.

cassius. — Cela est vrai, et l’on déplore beaucoup, Brutus, que vous n’ayez pas de miroirs qui puissent réfléchir à vos yeux votre mérite caché pour vous, qui vous fassent voir votre image. J’ai entendu plusieurs des citoyens les plus considérés de Rome (sauf l’immortel César) parler de Brutus ; et, gémissant sous le joug qui opprime notre génération, ils souhaitaient que le noble Brutus fit usage de ses yeux.

brutus. — Dans quels périls prétendez-vous m’entraîner, Cassius, en me pressant de chercher en moi-même ce qui n’y est pas.

cassius. — Brutus, préparez-v.pus à m’écouter ; et puisque vous savez que vous ne pouvez pas vous voir vous-même aussi bien que par la réflexion, moi, votre miroir, je vous découvrirai modestement les parties de vous-même que vous ne connaissez pas encore. Et ne vous méfiez pas de moi, excellent Brutus : si je suis un railleur de profession, si j’ai coutume de faire avec les serments ordinaires, étalage de mon amitié à tous ceux qui vien-

  1. Traduction de Voltaire :

    Vous vous êtes trompé ; quelques ennuis secrets,
    Des chagrins peu connus, ont changé mon visage ;
    Ils me regardent seul et non pas mes amis.
    Mon, n’imaginez point que Brutus vous néglige ;
    Plaignez plutôt Brutus en guerre avec lui même :
    J’ai l’air indifférent, mais mon cœur ne l’est pas.</poem>