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SUR JULES CÉSAR.

catastrophe. Shakspeare n’a voulu nous intéresser à l’événement de sa pièce que par rapport à Brutus, de même qu’il ne nous a présenté Brutus que par rapport à cet événement ; le fait qui fournit ! e sujet de la tragédie et le caractère qui l’accomplit, la mort de César et le caractère de Brutus, voilà l’union qui constitue l’œuvre dramatique de Shakspeare, comme l’union de l’âme et du corps constitue la vie, éléments également nécessaires l’un et l’autre à l’existence de l’individu. Avant que se préparât la mort de César, la pièce n’a pas commencé ; après la mort de Brutus, elle finit.

C’est donc dans le caractère de Brutus, âme de sa pièce, que Shakspeare a déposé l’empreinte de son génie ; d’autant plus admirable dans cette peinture, qu’en y demeurant fidèle à l’histoire, il en a su faire une œuvre de création, et nous rendre le Brutus de Plutarque tout aussi vrai, tout aussi complet dans les scènes que le poëte lui a prêtées que dans celles qu’a fournies l’historien. Cet esprit rêveur, toujours occupé à s’interroger lui-même, ce trouble d’une conscience sévère aux premiers avertissements d’un devoir encore douteux, cette fermeté calme et sans incertitude dès que le devoir est certain, cette sensibilité profonde et presque douloureuse, toujours contenue dans la rigueur des plus austères principes, cette douceur d’âme qui ne disparaît pas un seul instant au milieu des plus cruels offices de la vertu, ce caractère de Brutus enfin, tel que l’idée nous en est à tous présente, marche vivant et toujours semblable à lui-même à travers les différentes scènes de la vie où nous le rencontrons, et où nous ne pouvons douter qu’il n’ait paru sous les traits que lui donne le poëte.

Peut-être cette fidélité historique a-t-elle causé la froideur des critiques de Shakspeare sur la tragédie de Jules César. Ils n’y pouvaient rencontrer ces traits d’une originalité presque sauvage qui nous saisissent dans les ouvrages que Shakspeare a composés sur des sujets modernes, étrangers aux habitudes actuelles de notre vie, comme aux idées classiques sur lesquelles se sont formées les habitudes de notre esprit. Les mœurs de Hotspur sont certainement beaucoup plus originales pour nous que celles de Brutus : elles le sont avantage en elles-mêmes ; la grandeur des caractères du moyen âge est fortement empreinte d’individualité ; la grandeur des anciens s’élève régulièrement sur la base de certains principes généraux qui ne laissent guère, entre les individus, d’autre différence très-sensible que celle de la hauteur à laquelle ils parviennent. C’est ce qu’a senti Shakspeare ; il n’a songé qu’à rehausser Brutus et non à le singulariser ; placés dans une sphère inférieure, les autres personnages reprennent un peu la liberté de leur caractère individuel, affranchi de cette règle de per-