Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu/91

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

père est mort. Il espérait vivre dans sa société pour révérer l’ombre du héros disparu ; mais il perd aussi sa mère, et c’est quelque chose de pire que la mort qui la lui enlève ; l’image tutélaire qu’un enfant aime à se faire de ses parents n’existe plus. Plus de recours au mort, plus de prise sur la vivante. Elle aussi est femme, et elle a nom Fragilité !

» Alors, pour la première fois, il se sent orphelin, et il n’est plus de bonheur dans cette vie qui puisse compenser ce qu’il a perdu. Quoiqu’il ne soit naturellement ni rêveur ni triste, la rêverie et la tristesse sont devenues pour lui une accablante obligation.

» Figurez-vous ce jeune homme, ce fils de prince, vivant sous vos yeux, représentez-vous sa situation, et alors observez-le quand il apprend que l’ombre de son père apparaît ; tenez-vous près de lui dans cette nuit sinistre où le fantôme vénérable marche devant lui. Un frisson d’horreur parcourt tous ses membres ; il parle à l’ombre mystérieuse, il la voit lui faire signe de la tête, il la suit et il écoute. La voix terrible qui accuse son oncle retentit à son oreille : elle l’appelle à la vengeance en répétant cette prière déchirante : Souviens-toi de moi !

» Et quand le spectre s’est évanoui, qui avons-nous sous les yeux ? un jeune héros altéré de vengeance ? un prince légitime, heureux d’être appelé à punir l’usurpateur ? Non ! Le trouble et la surprise ont saisi le solitaire jeune homme ; il devient amer contre les scélérats qui lui sourient, il jure de ne pas oublier l’esprit, et il conclut par cette exclamation significative : « Le monde est détraqué. Ô malédiction ! que je sois jamais né pour le remettre en ordre !

» C’est dans ces mots, il me semble, qu’est la clef de toute la conduite d’Hamlet. Il est clair pour moi que