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Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1868, tome 4.djvu/26

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LES JALOUX.

Qui le croirait ? le barde de Normandie, aujourd’hui si peu connu, obtint dans l’Europe féodale autant de gloire qu’en acquit jamais dans l’Europe antique le barde d’Ionie. Comme son prédécesseur, le ménestrel Homère, Benoist de Saint-Maur trouva des copistes qui multiplièrent son poëme par milliers, et qui fixèrent ses paroles sur les papyrus égyptiens. Comme Homère, il trouva des traducteurs qui lui servirent d’interprètes dans toutes les langues vivantes : Guido Colonna, en Italie ; Raoul Lefèvre en France ; Caxton, en Angleterre. Comme Homère encore, il suscita des rapsodes qui perpétuèrent, en la commentant, la tradition laissée par lui ; et ces rapsodes n’étaient pas d’obscurs déclamateurs, c’étaient des poëtes illustres ; c’était Boccace, au quatorzième siècle ; c’était Chaucer, au quinzième. Enfin, comme Homère animant la muse tragique d’Eschyle, Benoist obtint cet honneur suprême d’inspirer le génie dramatique de Shakespeare.

Le Filostrato de Boccace est le développement tout italien de la légende normande. Là, nous retrouvons les mêmes personnages, mais modifiés par les mœurs méridionales. Brisaïda n’est plus une fille naïvement séduite, comme Briseïda ; c’est une femme franchement galante. Troïlo n’est plus, comme Troylus, cet amoureux railleur qui se venge par une ironie de la trahison de sa maîtresse ; c’est un amant humble, larmoyant et soumis, qui meurt en demandant grâce à l’infidèle. Son rival, Diomède, a pris une individualité qu’il n’avait pas et s’esquisse déjà comme le fat que Shakespeare doit peindre plus tard. À ces trois figures légendaires, Boccace a adjoint un quatrième personnage qui va prendre dans la tradition une importance de plus en plus considérable. En Italie, comme en Espagne, il n’est pas d’intrigue d’amour qui soit complète sans une duègne. Boccace a donc vu une