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INTRODUCTION.

grave lacune dans le roman tel que Benoist de Saint-Maur l’avait conçu, et il l’a comblée en introduisant Pandaro. Mais Pandaro a plus de barbe au menton que n’en ont ordinairement ses pareilles. Pandaro n’est pas une duègne en jupon, c’est une duègne en cotte de mailles. La création est originale, on en conviendra, et vaut la peine d’être étudiée. Dans le poëme de Boccace, Pandaro est le frère d’armes de Troïlo ; seigneur suzerain de Lycie, il vit avec le fils du roi Priam dans une intimité aussi épique que celle d’Achille et de Patrocle. Il est à la fois le menin et le précepteur du jeune prince ; il est son confident, et, au besoin, il sera son complice. Tandis que Troïlo incarne l’amour éperdu du Midi, Pandaro en représente l’amitié exaltée. Les mêmes sacrifices que Troïlo fait à son affection pour Brisaïda, Pandaro les fait à son dévouement pour Troïlo. Pour Brisaïda, Troïlo méconnaît tous ses devoirs : il oublie sa patrie, il maudit sa mère, il renie ses dieux. Pour Troïlo, Pandaro fait pis encore ; il abjure son honneur ; il bannit tout respect humain ; il viole toute loi divine, et il se fait ruffian pour faire de sa nièce Brisaïda une prostituée ! Et n’allez pas croire que cette infâme action altère en rien la haute estime que Boccace a de Pandaro. Le romancier italien ne cherche pas à excuser son personnage ; il le loue d’avoir fait « ce qu’un ami doit faire pour autre quand il le voit en tribulation[1]. » Et jusqu’à la fin de son poëme, il nous attendrit sur le compte de ce corrupteur, et il nous fait remarquer avec une sorte de componction l’abnégation édifiante de cet entremetteur de l’amitié.

  1. Je cite ici la traduction de Filostrato, que Pierre de Beauveau a publié dans notre langue dès le quatorzième siècle. Le lecteur trouvera, à la fin du volume, les principaux passages de cette remarquable traduction si connue pendant le Moyen-Âge, sous le titre de Roman de Troylus.