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LES JALOUX.

ment donnerait le vertige à une chèvre, voyez-vous, à demi dissimulée par un rideau de mûriers et d’églantier sauvages, cette caverne qui semble être la gueule entrebâillée d’un cyclope de granit ? Dans ce trou, dont le paysan gallois ne parle qu’avec un effroi superstitieux, demeurent, vêtus de peaux de bêtes, un vieillard et deux jeunes gens. Ce vieillard est un banni, et ces jeunes gens, élevés par lui, sont toute sa famille. Tous trois mènent la vie des hommes primitifs. Ont-ils soif ? Il y a de l’eau au torrent. Ont-ils faim ? Il y a du gibier dans la bruyère. Cette existence est bien rude, bien farouche. Parfois les jeunes gens s’en plaignent ; ils sont ennuyés de ces déserts ; ils sont las de cette nature ; ils sont fatigués de ce calme. Les montagnes leur sont monotones ; ils aspirent aux plaines, aux hameaux de là-bas, aux cités de tout là-bas. Ils voudraient voir des visages autres que la face grise de Bélarius. Le toit ne leur suffit pas, il leur faut la patrie. Ils ont la nostalgie du bruit, du mouvement, de la foule, de la renommée. « Peut-être cette vie-ci est-elle la plus heureuse, dit Guidérius au vieillard, si la vie tranquille est le bonheur ; elle est plus douce pour vous qui en avez connu une plus rude, mais pour nous c’est le cloître de l’ignorance. — De quoi pourrons-nous parler quand nous serons vieux comme vous ? ajoute le cadet Arviragus. Nous n’avons rien vu ; nous sommes pareils à la bête, subtils comme le renard pour attraper, belliqueux comme le loup pour manger ; nous sommes dans une cage que nous faisons retentir, ainsi que l’oiseau emprisonné, en chantant librement notre servage. » Alors, avec un accent paternel, l’austère Bélarius reprend les jeunes gens : « Comme vous parlez ! s’écrie-t-il. Ah ! si, comme moi, vous connaissiez par expérience la cité et ses usures, le camp et ses médisances, la cour et ses intrigues ! » Et le vieillard se met à raconter sa propre histoire. Lui-