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INTRODUCTION.

spectateur. Toutes ses autres pièces tragiques, Hamlet, Macbeth, Roméo, le Roi Lear, Othello, nous laissent une douloureuse impression. Ophelia, lady Macduff, Juliette, Cordelia, Desdémona, autant de victimes sacrifiées à la passion inexorable ! Il n’est pas jusqu’au Conte d’hiver qui ne nous mette en deuil de l’enfant Mamilius. Mais Cymbeline fait une consolante exception au sombre théâtre de Shakespeare. Dans cette pièce unique, la force mystérieuse qui règle le cours des événements et qui tient dans sa main les existences humaines, apparaît, non comme un pouvoir aveugle et implacable, châtiant également les bons et les méchants, mais comme une puissance bienveillante et tutélaire qui soutient l’opprimé contre l’oppresseur, et assure partout le triomphe du droit sur la violence, de l’innocence sur la calomnie, de la probité proscrite sur l’iniquité couronnée. Dans Cymbeline, la destinée n’a plus cet aspect sinistre et menaçant qui effraye le monde depuis le temps d’Eschyle ; elle ôte pour un moment son antique masque de fatalité, et laisse voir à l’humanité rassurée et attendrie son divin sourire de providence.

II

La reine Élisabeth avait soixante-dix ans. Elle était triste. Elle songeait sans cesse à son favori qu’elle avait fait décapiter, et ce souvenir l’obsédait comme un remords. Au commencement de l’année 1602, elle disait à M. de Beaumont, ambassadeur de France, qu’elle était fatiguée de la vie. L’ambassadeur lui demandait pourquoi, et alors elle lui parlait d’Essex, toujours d’Essex : « Ah ! ce n’est pas ma faute, disait-elle, je l’avais averti depuis plus de deux ans ; je l’avais supplié de se contenter de me plaire et de ne pas toucher à mon sceptre. Il