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INTRODUCTION.

quises, et fait dominer en lui le sauvage sur l’homme moral. » C’est ainsi que Schlegel, et, après lui, MM. Guizot et de Broglie, interprètent le caractère d’Othello. Cette explication est-elle juste ? est-elle rationnelle ? Voyez-en les conséquences, et décidez.

Si Othello n’a que des qualités apparentes ; si c’est un faux vertueux et un faux brave ; si c’est un Africain dont on peut dire : Grattez le Berbère, vous trouverez le barbare, alors Desdémona a tort et Iago a raison. Oui, lago a raison de dire que Desdémona a décelé « un goût bien corrompu, une affreuse dépravation, des pensées dénaturées, en refusant pour Othello tant de partis qui se proposaient et qui avaient avec elle toutes les affinités de patrie et de race. » Alors, Desdémona a fait un mauvais choix ; au lieu de se donner à cet aventurier basané, elle aurait dû accepter quelqu’un de ces jeunes élégants bien blancs et bien roses, mais bien nuls, qui se présentaient à elle. Tandis que le More lui racontait avec tant d’éloquence sa vie grandiose, la Vénitienne n’aurait pas dû l’écouter. Tandis qu’il lui parlait « de tant de chances désastreuses, de tant d’accidents émouvants, de toutes ces morts esquivées d’un cheveu sur la brèche menaçante, de sa capture par l’insolent ennemi, de sa vente comme esclave et de son rachat, » elle n’aurait pas dû s’émouvoir. Tandis que, poursuivant ce récit palpitant, il lui décrivait les contrées redoutables qu’il avait explorées sans frémir, ces régions farouches que peuplent les Cannibales et ces parages mystérieux « où les hommes ont la tête au-dessous des épaules, » Desdémona aurait dû réprimer une funeste curiosité ; elle aurait dû dévorer les larmes que lui arrachait une sympathie périlleuse ; et, plutôt que de pleurer avec ce narrateur épique, elle aurait dû rire de lui. Hélas ! en entendant tant de belles choses, Desdémona se croyait devant un héros véritable.