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INTRODUCTION.

cessité d’une conclusion sanglante s’explique et se justifie par l’action elle-même. Qu’Hamlet meure, cela se conçoit : il a tué le père d’Ophélia. Que Roméo meure, cela se conçoit encore : il a tué le cousin de Juliette. Que Lear succombe, cela se comprend : il a fait mourir sa propre fille sous sa malédiction ! Que Macbeth tombe, cela est légitime : il a tué Banquo, il a tué lady Macduff. Mais, pour mourir de cette mort cruelle, qu’avait fait Othello ? qu’avait fait Desdémona ! En quoi avaient-ils mérité d’être ainsi entraînés dans la tombe ? Leur conscience ne leur reprochait rien : ils n’avaient jamais commis, même par imprudence, une action mauvaise ; ils étaient exempts de remords comme de blâme. Ils étaient bons, honnêtes et loyaux. Comment donc avaient-ils encouru le châtiment ? Ils n’avaient pas commis de faute.

Si fait ! Ils avaient commis une faute, la faute primordiale, la faute antérieure à la faute même de Caïn. Ils étaient coupables, comme le premier et comme le dernier d’entre nous, de l’offense originelle. Ils avaient été engendrés sur cette terre ! Ils étaient nés dans un monde d’avance damné, où le bonheur est interdit aux plus dignes ; où toutes les joies se payent par des douleurs, et où le rire produit des larmes ; dans un monde où le bien a le mal pour correctif nécessaire, où l’amour a pour revers la jalousie, et où le génie a l’envie pour ombre. Ils étaient nés dans un monde où l’iniquité sociale aggrave encore l’imperfection naturelle, où la vertu n’est qu’un titre à l’épreuve, le service qu’une garantie d’ingratitude, l’héroïsme qu’une désignation au martyre ; dans un monde où la mauvaise foi triomphe de la bonne ; où les Socrates boivent la ciguë, où les Brutus se suicident, — où les Dante sont proscrits, et où règnent les Tibère. Oui, c’est pour être nés dans ce monde qu’Othello