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TIMON D'ATHÈNES.

timon.

Tu es donc un coquin !

apemantus.

— Si tu avais adopté cette vie âpre et rigoureuse — pour châtier ton orgueil, ce serait bien ; mais tu — le fais forcément. Tu deviendrais courtisan, — si tu n’étais besoigneux. La misère résignée — vit mieux que l’opulence inquiète ; elle est plutôt exaucée. — L’une absorbe toujours sans jamais être rassasiée ; — l’autre est toujours comblée. La meilleure condition, sans le contentement, — est un état de détresse et de malheur — pire que la pire condition, accompagnée de contentement. — Tu devrais souhaiter de mourir, misérable que tu es.

timon.

— Je ne le souhaiterai pas à la suggestion d’un plus misérable que moi. — Tu es un maraud que la fortune n’a jamais pressé — avec faveur dans ses bras caressants ; elle t’a traité comme un chien. — Si tu avais, comme nous dès nos premières langes, passé — par les douces transitions que ce monde éphémère réserve — à ceux dont une obéissance passive — exécute tous les ordres, tu te serais plongé — dans une vulgaire débauche ; tu aurais épuisé ta jeunesse — sur tous les lits de la luxure ; ignorant — les froids préceptes de la modération, tu aurais — suivi la voix mielleuse du plaisir. Mais moi, — j’étais confit dans la complaisance universelle ; — j’avais à mon service les bouches, les langues, les yeux et les cœurs — de gens sans nombre, que je ne pouvais suffire à employer, — et qui m’étaient attachés comme les feuilles — au chêne ! Une rafale d’hiver — les a fait tomber de leurs rameaux, et je suis resté nu, à la merci — de toute tempête qui souffle. Pour moi — qui n’ai jamais connu que le bonheur, la chose est un peu lourde à supporter. — Mais pour toi l’existence a commencé par la souffrance, le temps — t’y