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INTRODUCTION.

même vole ? « Voleurs éhontés, voici de l’or. Allez, prenez à la fois la bourse et la vie. Les lois qui vous refrènent et vous flagellent exercent un brigandage impuni. Tous ceux que vous rencontrez sont des voleurs. Allez à Athènes, enfoncez les boutiques ; tout ce que vous déroberez, des voleurs le perdront ! Quoi que je vous donne, n’en volez pas moins, et puisse en tout cas cet or vous confondre ! Amen ! » Et Timon rentre dans sa caverne en jetant aux bandits des poignées d’or. Et ces hommes farouches se retirent, effarouchés eux-mêmes de cet involontaire butin, et emportant avec une sorte d’épouvante la solde formidable de leurs forfaits futurs.

Certes, dans de telles scènes, les extravagances de Timon semblent bien hideuses et bien atroces. Mais rappelons-nous toujours, pour ne pas méconnaître la pensée du poëte, que ces extravagances sont les conséquences nécessaires d’une fureur que Timon ne peut maîtriser. Si féroce que paraisse Timon, il n’est pas coupable, car il n’est plus responsable. Un emportement fatal a jeté dans les aberrations de la perversité le meilleur des hommes, mais cet emportement, ne l’oublions pas, c’est la société qui l’a provoqué. C’est donc à la société qu’il faut en demander compte. Timon est l’organe effrayant d’un irrésistible délire. Son hypocondrie fébrile, causée par un généreux désespoir, n’a rien de commun avec la froide malignité qu’inspirent à Apémantus les plus vils sentiments. Plutarque, parlant d’Apémantus, dit expressément qu’il « était semblable à Timon de nature et de mœurs. » Shakespeare, lui, s’est bien gardé de confondre deux âmes si diverses, et il a montré la distance qui les sépare dans un colloque frappant. — Apémantus est venu dans la retraite de Timon pour triompher de sa conversion. Aveuglé par la vanité, il s’imagine que Timon a voulu le copier, et il ose lui reprocher comme un plagiat sa récente métamorphose. Il faut voir