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SONNETS ET POÈMES.

d’elle, et, apercevant ce qu’elle avait à la main, il se trouble, rougit, pâlit, perd presque connaissance : le linge qu’elle tenait était à Laure ! La laveuse, qui venait de tremper le linge, le retire de l’eau et s’apprête à le tordre : « Laissez-moi vous aider, dit l’autre tout tremblant. — Ah ! lui répond la paysanne, vous êtes Pétrarque ! » Ce fut un tel bonheur pour le poëte de presser ce linge de sa bien-aimée, que, le lendemain, il fit planter un laurier au bord de la fontaine pour perpétuer ce souvenir. Mais ce qu’il y avait de plus extraordinaire, et, ajoutons-le, de plus triste dans cette liaison illustre, c’était que, pendant que Pétrarque se consumait ainsi dans un amour immatériel, Laure ne se croyait nullement obligée à la même abstinence. Tandis que son mélancolique amant couchait si consciencieusement à la belle étoile, Laure faisait onze enfants avec son mari.

Soupirer beaucoup, désirer peu, ne rien demander, telles étaient les conditions que les Cours d’amour du Midi, ces premières académies littéraires toutes composées de femmes, avaient imposées aux disciples de Pétrarque. Alors, pour être un faiseur de sonnets accompli, il ne suffisait pas d’observer ces lois rigoureuses que rappelle Boileau dans son Art poétique. Il ne suffisait pas d’avoir bien soin

Qu’en deux quatrains de mesure pareille,
La rime avec deux sons frappât huit fois l’oreille,
Et qu’ensuite six vers, artistement rangés,
Fussent en deux tercets par le sens partagés.

Le faiseur de sonnets devait s’imposer, comme amant, des règles plus rigoureuses que comme poëte. Après avoir subi les exigences de la rime, il fallait qu’il subît patiemment les cruautés de la belle ; il fallait qu’il continuât sans relâche de courir après l’une comme après l’autre, avec cette condition de toujours manquer la belle