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INTRODUCTION.

réfractaire aux assonances, si hérissé de consonnes, Shakespeare va le jeter a la fonte du sonnet, et en retirer une langue chaude, étincelante, harmonieuse, toute ciselée d’antithèses et de concetti, qui sera la langue de Roméo et de Juliette, d’Othello et de Desdemona.

Le sonnet, si nouveau encore pour l’Angleterre au temps de Shakespeare, était déjà depuis trois siècles la forme nationale de l’Italie. Depuis le triomphe de Pétrarque, il n’y avait pas un poëte au delà des Alpes qui se fût permis de soupirer autrement qu’en sonnets ; toutes les déclarations se faisaient par sonnets ; le sonnet était le bouquet de vers que tous les cavaliers bien appris offraient à leurs dames. De leur côté, toutes les belles tenaient à être chantées sur le même rhythme que Laure ; et ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’elles prétendaient aussi être aimées comme elle : platoniquement. Le sonnet n’était pas seulement la poésie des amants, il était surtout la poésie des amants malheureux.

Oui, chose bizarre, le sonnet portait généralement malheur aux rimeurs. Il semble que la fatalité, qui avait poursuivi Pétrarque, s’attachât à ses imitateurs. Quelle existence, en effet, que celle du proscrit de Vaucluse ! Aimer éternellement, aimer infiniment une créature toujours invisible, toujours insaisissable, qui fuit sans cesse devant son amant et qui, à force de fuir, finit par tomber aux bras d’un autre ! Quand on pense que Pétrarque, dans les vingt années qu’a duré son amour, n’a jamais eu avec Laure un tête-à-tête, et que la plus grande faveur qu’il ait obtenue d’elle, ç’a été de pouvoir lui parler un jour dans un jardin et devant témoin ! Ramasser une fleur jetée par elle, s’asseoir sur le banc ou elle s’était assise, apercevoir de loin son ombre, telles furent les joies les plus vives de Pétrarque. Un matin que le pauvre poëte errait dans la campagne, il rencontre une laveuse qui travaillait penchée sur un ruisseau. Il s’approche