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INTRODUCTION.

douleur : « Maudit soit le cœur qui fait gémir mon cœur de la double blessure faite à mon ami et à moi ! » N’entrevoyez-vous pas d’ici l’horrible représaille ? Cette femme, que Shakespeare croit posséder, ne s’est donnée à lui que pour se venger. À peine l’a-t-il eue qu’elle se dérobe et se jette aux bras d’un autre. Et savez-vous qui elle veut pour amant ? Ce n’est pas le premier venu, comme d’habitude ; ce n’est pas tel petit-maître ou tel gros financier pris au hasard. Cela serait déjà bien assez cruel, dites-vous. Non, la vengeance ne serait pas suffisante ainsi. Celui qu’il faut à cette Célimène, celui qu’elle veut séduire, c’est ce tout jeune homme que Shakespeare vient de lui présenter, c’est l’ami intime du poëte !

Pour avoir une idée de la façon dont Shakespeare aime cet ami, il faut avoir lu les cent et quelques sonnets qu’il lui adresse plus tard. Qu’on se figure, réunis dans le même cœur, le dévouement du vassal pour le suzerain, l’admiration du paria pour le brahmine, l’affection de l’amant pour la maîtresse, la reconnaissance du protégé pour le protecteur, la tendresse du père pour le fils, et l’on pourra à peine se rendre compte du sentiment que Shakespeare éprouve pour cet ami. Il l’appelle de tous les noms possibles : son doux enfant, son bien-aimé, le lord de son amour, son dieu ! Eh bien, c’est justement cet ami de Shakespeare que la maîtresse de Shakespeare veut pour amant. « Cruelle, lui dit le poëte au xxviie siècle sonnet, ce n’était pas assez de m’avoir enlevé à moi-même, tu as accaparé mon autre moi-même ! » Mais le pauvre Will ne sait pas encore à quoi s’en tenir sur la double infidélité de son ami et de sa maîtresse ; il n’a pas encore cette preuve que le More de Venise réclame d’Iago en lui serrant la gorge. Le xxixe siècle sonnet est l’expression de cette anxiété. « J’ai deux amours, l’un, ma consolation, l’autre, mon désespoir, qui, comme deux esprits, ne cessent de me tenter. Mon bon ange est un homme vraiment