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LES AMIS

vieillard, viens, nous irons ensemble, et, avant d’avoir dépensé les gages de ta jeunesse, nous trouverons quelque humble établissement à notre gré. »

La proscription qui dépayse Orlando expatrie Rosalinde. Tandis que celui-là, n’ayant plus d’autre ami qu’un valet en cheveux blancs, échappe à la haine de son frère, celle-ci s’enfuit devant la persécution de son oncle. Le crime de la jeune fille est celui du jeune homme : « sa douceur, son silence même et sa patience parlent au peuple qui la plaint. » Elle est coupable de bonté dans un monde où le méchant règne, et voilà pourquoi on la chasse. Du reste, elle n’est pas partie seule : elle a trouvé dans Célia le même dévouement qu’Orlando dans Adam. La fille du duc régnant, qui a partagé le bonheur avec sa cousine, a voulu partager avec elle un malheur dont elle était digne. Et voilà les deux Altesses, travesties, l’une, en page, l’autre, en paysanne, qui cheminent bras dessus bras dessous, accompagnées du bouffon Pierre de Touche qui les soutient de sa verve étincelante. La vertu proscrite a pour escorte la joie.

Apercevez-vous au bout de cette clairière cette forêt profonde dont l’automne dore les cimes mélancoliques ? C’est la forêt des Ardennes ! Mais ne vous y trompez pas, ce n’est pas la forêt historique à travers laquelle la Meuse conduit à la dérive le touriste charmé. Vous ne trouverez dans ces halliers ni le manoir d’Herbeumont, ni le château-fort de Bouillon, ni la grotte de Saint-Remacle. La forêt où nous transporte le poëte n’a pas d’itinéraire connu ; aucune carte routière n’en fait mention, aucun géographe ne l’a défrichée. — C’est la forêt vierge de la Muse. Elle rassemble dans sa pépinière unique toutes les végétations connues : le sapin du Nord s’y croise avec le pin du Midi, le chêne y coudoie le cèdre,