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INTRODUCTION.

omnipotent n’admet pas la remontrance, même la plus respectueuse ; il ne veut pas de conseiller, il ne prend avis que de sa fantaisie. D’un ton bref, il impose silence à cet audacieux dévouement : « Assez, Kent ! sur ta vie assez ! » Mais aucune menace ne saurait intimider une honnêteté si vaillante : « Révoque ta donation, réplique le comte, ou, tant que je pourrai arracher un cri de ma gorge, je te dirai que tu as mal fait. » C’en est trop. La colère royale éclate. Coupable de franchise comme Cordélia, Kent doit être disgracié comme elle ; il a mérité d’être banni d’une cour où triomphe le mensonge. Chassé par le despote, il va expier dans l’exil la félonie de sa loyauté.

Ainsi, cédant à la logique même de la tyrannie, Lear a éloigné de lui ses vrais amis et s’est livré sans défense à ses ennemis. Cordélia n’a plus qu’à se réfugier en France où un prince chevaleresque offre un trône à sa vertu méconnue. Le comte de Kent doit également disparaître, et, s’il veut encore servir son vieux maître, il lui faudra cacher sous un humble déguisement un zèle désormais impuissant. En déshéritant le dévouement, Lear a lègue tout son pouvoir à la perfidie. Égaré par l’adulation, il a abdiqué fatalement entre les mains de la trahison.

Telle est cette première scène qui est comme le prologue du drame. Quand nous revoyons Lear, il est pensionnaire chez sa fille ainée, récemment mariée au pusillanime duc d’Albany. Le roi s’amuse. Annoncé par des fanfares joyeuses, il revient de la chasse avec son cortége de cent chevaliers. Au ton gaîment impérieux dont il commande son dîner, on voit bien qu’il se croit toujours le maître. Il agit chez Goneril comme chez lui. Pour prouver qu’il tient toujours les cordons de la bourse, le voilà même qui attache à sa personne un serviteur nouveau, et il ne se doute pas que ce Caïus, dont il s’est si vite engoué, n’est autre que le loyal comte de Kent, naguère banni par lui. — Sur