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LA PATRIE.

l’avait frustré de sa gloire ? La rancune de l’offensé, aigrie par le délaissement et par la détresse, ne devait reculer devant aucune exagération de langage. De là les injures qui font explosion dans le Groatsworth of wit. À ce pauvre folliculaire abandonné, oublié, disgracié, expirant sur un grabat dans une misérable échoppe, le jeune réformateur, à l’aurore de la renommée et du triomphe, fait l’effet d’un monstre. Shakespeare, pour lui, n’est plus un homme, c’est une bête féroce ; et, pour rendre le trait plus acéré, Greene tire de l’œuvre même, retouchée par Shakespeare, l’imprécation vengeresse dont il poursuit Shakespeare : « Cœur de tigre caché sous la peau d’un comédien ! »

Pourtant les coups de plume donnés à Greene par Shakespeare n’étaient nullement des coups de griffe. Si William avait revu et corrigé le manuscrit d’une pièce appartenant au répertoire de son théâtre, c’était un fait tout simple dont nul ne pouvait alors se scandaliser. La révision par un écrivain de l’ouvrage d’un autre écrivain était un acte parfaitement normal à une époque où les principes les plus élémentaires de la propriété littéraire n’étaient pas même soupçonnés. Au temps d’Élisabeth, l’acquisition du manuscrit donnait tous les droits sur l’ouvrage même. Un théâtre, une fois en possession d’une œuvre dramatique, pouvait la traiter comme sa chose ; il pouvait en user et en abuser ; il pouvait la modifier selon ses convenances, la tronquer, l’allonger, l’abréger, la mutiler, la détruire même. J’ai cité, dans le précédent volume, maints exemples qui le prouvent. Sous ce lamentable régime, une des productions les plus remarquables de la scène anglaise, le Faust de Marlowe fut soumis aux plus tristes dégradations ; avant la fin du seizième siècle, ce n’était plus qu’une pièce à tiroirs où chaque clown plaçait sa plaisanterie, où chaque dra-