Aller au contenu

Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Montégut, Hachette, 1872, tome 9.djvu/198

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

rêves, et nous en dégoûtent en même temps ; car ils augmentent dans une proportion infinie les exigences de nos imaginations. Ils affectent même jusqu’au tempérament, et donnent à l’élément nerveux la prédominance sur l’élément sanguin et bilieux qui fut tout-puissant à une autre époque. Il y a donc pour certaines âmes une vie morale qui n’existait en rien autrefois et qui est due à cet amour particulier de la vérité. Ce qui m’étonne, c’est que les poëtes n’aient pas remarqué plus souvent un fait si digne d’attention. Ils copient les vulgarités de la vie, ils créent des personnages dont le type et le mode d’existence sont depuis longtemps épuisés, et ils négligent l’élément vraiment poétique qu’ils ont sous les yeux, ou pour mieux dire ils ne l’aperçoivent pas. Trois héros seuls : nous frappent dans la littérature des derniers siècles par ces signes modernes, et nous semblent seuls parler un langage approprié aux temps nouveaux. Oui, quoique cette union semble bizarre, Hamlet ; Alceste et Werther seuls ne doivent rien de ce qui est essentiel en eux à la vie des âges écoulés. Ils n’ont leur origine morale dans aucune autre époque que l’époque moderne ; ils sont contemporains pour ainsi dire l’un de l’autre, et ils rie doivent rien à leurs âges respectifs que leur costume et leur tournure éphémère, Hamlet son titre de prince et sa brusquerie de féodal, Alceste ses rubans verts et son dédain de gentilhomme, Werther sa sentimentalité et son air d’étudiant d’université allemande. Ces trois personnages furent pour ainsi dire les œuvres personnelles des trois poëtes qui les créèrent. Hamlet était la pièce favorite de Shakespeare. Molière, qui d’ordinaire n’aime pas à s’élever au-dessus d’un certain niveau moral, a mis dans Alceste tout ce que son âme pouvait concevoir de noble. Quant à Werther, nous savons qu’il fut l’autobiographie d’une certaine époque de la vie de Goethe, que le grand poëte eut pour lui pendant longtemps une vraie prédilection, et que si plus tard il le condamna vivement,