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Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Montégut, Hachette, 1872, tome 9.djvu/383

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elle avait entendu quelques parties, mais sans attention suffisante : j’y consentis, et plus d’une fois je lui dérobai des larmes, en lui parlant de quelqu’un des coups douloureux qui avaient frappé ma jeunesse. Mon histoire achevée, elle me donna pour mes peines un monde de soupirs : elle jura que c’était étrange, qu’en vérité c’était étrange à l’excès ; que c’était lamentable, étonnamment lamentable : elle aurait souhaité ne pas l’entendre ; — cependant elle aurait souhaité que le ciel l’eût fait naître un tel homme ; — elle me remercia, et me dit que si j’avais un ami qui l’aimât, je n’avais qu’à lui apprendre à raconter mon histoire, et que cela suffirait pour qu’il l’épousât. Sur cette insinuation, je parlai : elle m*aima pour les dangers que j’avais courus, et moi je l’aimai pour la pitié qu’elle leur donna. Telle est la seule sorcellerie que j’aie employée : voici venir la Dame ; qu’elle en témoigne.

Entrent DESDÉMONA, IAGO, et gens de la suite.

LE DOGE. — Je crois que ce récit vaincrait ma fille aussi. — Mon bon Brabantio, prenez au mieux cette méchante affaire : les hommes se défendent encore plus sûrement avec leurs armes brisées qu’avec leurs mains toutes nues.

BRABANTIO. — Écoutez-îa parler, je vous prie : qu’elle confesse qu’elle fit la moitié du chemin, et je veux bien alors que la destruction tombe sur ma tête, si mon blâme le plus fort se porte sur cet homme ! — Venez ici, jolie Demoiselle : découvrez-vous dans toute cette noble pagnie quel est celui à qui vous devez surtout obéissance ?

DESDÉMONA. — Mon noble père, j’aperçois ici un devoir partagé : je vous suis obligée pour, ma vie et mon éducation ; ma vie et mon éducation m’apprennent quel respect je vous dois. Vous êtes le maître de mon obéissance, puisque je suis toujours votre fille ; — mais voici mon époux ; et la même obéissance que ma mère vous montra, vous préférant à son père, je reconnais et je-déclare la devoir au Maure mon époux.