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TROISIÈME HISTOIRE TRAGIQUE.

avec un visage joyeux, et le conduisait du clin de l’œil, tant qu’elle l’eût perdu de vue. Et après avoir continué en cette façon de faire par plusieurs jours, Rhoméo, ne se pouvant contenter du regard, contemplait tous les jours l’assiette de la maison, et un jour entre autres, il avisa Juliette à la fenêtre de sa chambre, qui répondait à une rue fort étroite, vis-à-vis de laquelle y avait un jardin, qui fut cause que Rhoméo (craignant que leurs amours fussent manifestées) commença dès lors à ne passer plus le jour devant sa porte, mais sitôt que la nuit avec son brun manteau avait couvert la terre, il se promenait lui seul avec ses armes en cette petite ruelle : et après y avoir été plusieurs fois à faute, Juliette, impatientée en son mal, se mit un soir à la fenêtre, et aperçut aisément, par la splendeur de la lune, son Rhoméo joignant sa fenêtre, non moins attendu qu’attendant. Lors elle lui dit tout bas, la larme à l’œil, avec une voix interrompue de soupirs :

— Seigneur Rhoméo, vous me semblez par trop prodigue de votre vie, l’exposant à telle heure à la merci de ceux qui ont si peu d’occasion de vous vouloir bien : lesquels, s’ils vous surprenaient, vous mettraient en pièces, et mon honneur, que j’ai plus cher que ma vie, en serait à jamais interessé.

— Madame, répondit Rhoméo, ma vie est en la main de Dieu, de laquelle lui seul peut disposer, si est-ce que si quelqu’un voulait faire effort de me l’ôter, je lui ferais connaître en votre présence comme je la sais défendre, ne m’étant point toutefois si chère, ni en telle recommandation, que je ne la voulusse sacrifier pour vous à un besoin ; et quand bien mon désastre serait si grand que j’en fusse privé en ce lieu, je n’aurais point d’occasion d’y avoir regret, sinon que la perdant, je perdrais le moyen de vous faire connaître le bien que je vous veux,