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REINE MAB 37

enchaînée avant d’avoir vécu ; oui, toutes les chaînes sont forgées bien avant qu’elle soit ; toute liberté , tout amour, toute paix lui est ravie avant qu’elle puisse se défendre ; maudite dès sa naissance, dès son berceau, vouée à l’abjection et à l’esclavage !

« Dans tout ce monde varié et éternel, l’âme est le seul élément inébranlable qui ait subsisté pendant d’innombrables âges. Le pilier immobile qui porte le poids d’une montagne est un esprit actif et vivant. Chaque grain dans son tout et ses parties est un être sentant, et le plus minuscule atome contient un monde d’amours et de haines. De là naissent le mal et le bien, la vérité et le mensonge ; de là sortent volonté et pensée et action, tous les germes de peine ou de plaisir, de sympathie ou de haine, qui font la variété de l’éternel univers. L’âme n’est pas plus souillée que les rayons du plus pur orbe du ciel, avant que les souillures de l’atmosphère née de la terre ne viennent altérer leurs lignes rapides. L’homme est un composé d’âme et de corps, formé pour des actions d’un haut dessein, pour prendre sur l’aile audacieuse de l’imagination un essor infatigable, pour changer intrépidement les angoisses les plus cuisantes en paix sereine, et goûter les joies que comportent les sens et l’esprit réunis... Ou bien il est formé pour l’abjection et la douleur, pour se traîner sur le fumier de ses craintes, pour tressaillir au moindre bruit, pour éteindre dans la sensualité la flamme de l’amour naturel, pour bénir l’heure où sur ses jours sans mérite la main glacée de la mort posera son sceau, pour redouter, craindre la guérison tout en haïssant la maladie. Le premier est l’homme, tel qu’il doit être un jour ; l’autre est l’homme, tel que le vice l’a fait aujourd’hui.

Rabbe. I. — 3