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REINE MAB

succès a sanctionné pour ce monde crédule la ruine, les horreurs, les douleurs de la guerre. Le despote compte ses armées de dupes aveugles et dociles ; de son cabinet, il meut à sa guise ces marionnettes de son caprice, semblables à ces esclaves que la force ou la faim contraint, sous un ignoble maître, à accomplir une froide et brutale corvée ; endurcis pour l’espérance, insensibles à la crainte, poulies à peine vivantes d’une machine morte, purs engrenages mécaniques, et articles de marché, parés de la fière et bruyante pompe de la richesse ! L’harmonie et le bonheur de l’homme sont sacrifiés à la richesse des nations ; ce qui élève sa nature à sa céleste sublimité, il l’échange pour ce qui empoisonne son âme, le poids qui entraîne vers la terre ses fières espérances ; pour ce qui flétrit en lui tout autre désir que celui d’un égoïste gain, dessèche toute autre passion que celle d’une servile crainte, éteint tout amour libre et généreux de noble et entreprenante audace. Cette pulsation même que l’imagination allume dans le cœur palpitant pour la mêler à la sensation, la richesse la détruit… Elle ne laisse rien que le sordide désir de l’argent, cette rampante convoitise de l’intérêt et de l’or, que rien ne saurait ni qualifier, ni vicier, ni racheter, pas même l’hypocrisie !

« Et les hommes d’État se glorifient de la richesse ! La verbeuse éloquence, qui survit à la ruine de leurs cœurs, peut dorer l’amer poison qui dévore une nation ; elle peut amener la servile multitude à adorer leur corruptrice et éclatante idole, la Gloire, et à déserter les autels de la vertu, écrasée sous son talon de fer ! — Et cependant son piédestal éblouissant s’élève au milieu des horreurs d’un champ de bataille parsemé de membres