Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/157

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à un estropié, privé de deux doigts, âgé, ayant consacré toute sa vie aux spéculations philosophiques, à la science et à la vertu ? Qu’adviendrait-il de lui si un seigneur aussi puissant que l’était Vinicius allait subir un échec au moment décisif ? Certes, les dieux doivent veiller sur leurs élus ; mais n’arrive-t-il pas que les dieux jouent à la balle au lieu de s’inquiéter de ce qui se passe dans l’univers ? La Fortune, on le sait, a les yeux bandés, de sorte que, n’y voyant rien au grand jour, elle y voit moins encore la nuit. Et alors, s’il arrivait quelque chose ? Si cet ours lygien jetait sur le noble Vinicius une meule, une grosse amphore pleine de vin, sinon d’eau, ce qui serait pire encore, qui garantirait alors au pauvre Chilon de ne pas trouver le châtiment à la place de la récompense ? Et cependant, pauvre sage, il s’était attaché au noble Vinicius comme Aristote à Alexandre de Macédoine. Si du moins le généreux Vinicius lui donnait la bourse qu’il avait, en sortant de chez lui, serrée dans sa ceinture, il aurait, en cas de malheur, de quoi trouver assistance et se gagner les chrétiens eux-mêmes. Oh ! pourquoi négliger les conseils d’un vieillard, conseils suggérés par la raison et l’expérience ?

À ces paroles, Vinicius tira la bourse de sa ceinture et la jeta à Chilon :

— Prends et tais-toi !

Le Grec sentit se réveiller son courage en proportion du poids de la bourse.

— Tout mon espoir, — dit-il, — réside dans ce que Hercule ou Thésée accomplissaient des exploits plus grands encore. Et qu’est donc mon très intime ami Croton, sinon un Hercule ? Quant à toi, digne seigneur, je ne te qualifierai pas de demi-dieu, mais de dieu tout entier, et tu n’oublieras pas ton humble et fidèle serviteur, dont il faudra prendre souci de temps à autre. Car, une fois plongé dans ses livres, lui-même oublie tout le reste… Un jardinet, une maisonnette, même avec le plus petit portique où trouver le frais en été, serait digne d’un dispensateur comme toi. Pendant ce temps, j’admirerai de loin vos exploits héroïques, j’appellerai sur vos têtes la bénédiction de Zeus et, au besoin, je ferai tant de bruit que la moitié de Rome se réveillera et volera à votre aide… Quel satané chemin ! On ne peut avancer ! L’huile de ma lanterne est à bout. Si Croton, qui est aussi noble que fort, voulait me prendre dans ses bras et me porter jusqu’à l’entrée de la ville, on pourrait voir d’abord avec quelle facilité il pourra emporter la jeune fille ; ensuite, il agirait comme Énée, et enfin il s’attirerait les faveurs de tous les dieux bons, au point d’être absolument certain de réussir dans son entreprise.

— Je préférerais traîner une charogne de bouc, crevée de la peste depuis un mois, — répondit le laniste. — Mais, si tu me donnais