Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/158

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la bourse que vient de te jeter le digne tribun, je te porterais tout de même.

— Casse-toi plutôt un orteil, — répliqua le Grec. — Alors, c’est ainsi que tu as profité de l’enseignement de ce vénérable vieillard qui a montré la pauvreté et la pitié comme les deux plus grandes vertus ?… Ne t’a-t-il pas dit clairement d’avoir de l’amour pour moi ? Jamais, je le vois bien, je ne ferai de toi même un mauvais chrétien ; le soleil entrerait plus facilement à travers les murs de la prison Mamertine que la vérité dans ton crâne d’hippopotame.

Croton, doué de la force d’un fauve, ne l’était pas du tout de sentiments d’humanité.

— Ne crains rien, — dit-il, — je ne me ferai pas chrétien ; je ne veux pas perdre mon gagne-pain.

— Oui, mais si seulement les premiers éléments de la philosophie t’étaient familiers, tu saurais que l’or n’est que vanité !

— Viens-y donc, avec ta philosophie. Moi, je n’aurais qu’à te donner un coup de tête dans le ventre pour voir qui de nous deux aurait le dessus.

— Un bœuf aurait pu en dire autant à Aristote, — grommela Chilon.

L’aube commençait à répandre une lueur grisâtre et colorait d’une teinte pâle la crête des murs. Les arbres qui bordaient le chemin, les bâtiments et les monuments funéraires disséminés çà et là émergeaient peu à peu de l’ombre. La route ne semblait plus aussi déserte. Les maraîchers, conduisant leurs ânes et leurs mulets chargés de légumes, se hâtaient d’arriver pour l’ouverture des portes ; de loin en loin grinçaient des chariots pleins de viande et de gibier. Un léger brouillard, présage de beau temps, flottait des deux côtés de la route, enveloppant les hommes, qui ressemblaient à des fantômes. Vinicius ne perdait pas de vue la silhouette élancée de Lygie, qui s’argentait à mesure que croissait le jour.

— Seigneur, — disait Chilon, — ce serait t’offenser que d’assigner des bornes à ta générosité ; mais, à présent que tu m’as payé, tu ne peux plus supposer que mes avis soient intéressés ; aussi, je te conseille encore, dès que tu connaîtras la demeure de ta divine Lygie, de retourner chez toi pour y chercher tes esclaves et une litière, et de ne pas écouter Croton, cette trompe d’éléphant dont le principal souci, en voulant enlever seul la jeune fille, est de pressurer ta bourse, comme on pressure un sac à fromage.

— Tu peux compter sur un coup de poing entre les deux omoplates, autant dire que tu es perdu, — gronda Croton.

— Tu peux compter sur une outre de vin de Céphalonie, ce qui