Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/164

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« S’il m’aperçoit, je suis un homme mort ! » — pensa-t-il.

Mais Ursus le dépassa en courant et disparut derrière la maison suivante.

Chilon, sans plus tergiverser et claquant des dents, s’esquiva par une ruelle voisine, avec une vélocité qui eût étonné, même de la part d’un jeune homme.

« S’il me voit à son retour, il me rattrapera et me tuera, — se disait-il. — Viens à mon secours, Zeus ! Au secours, Apollon ! Au secours, Hermès ! Au secours, Dieu des chrétiens ! Je quitterai Rome, je m’en irai en Mésembrie, mais délivrez-moi seulement des mains de ce démon ! »

Ce Lygien qui avait tué Croton lui semblait vraiment, à cette heure, un être surnaturel. Tout en courant, il pensait que c’était sans doute un dieu qui avait pris la figure d’un barbare. Il croyait à présent à toutes les divinités du monde, à tous les mythes qu’il raillait d’ordinaire. Il lui passait aussi par la tête que Croton avait pu être tué par le Dieu des chrétiens, et ses cheveux se hérissaient de nouveau sur son crâne à la pensée qu’il avait eu l’audace de se mettre en travers d’une pareille puissance.

Il ne se rassura qu’après avoir traversé plusieurs ruelles et vu des ouvriers marcher dans sa direction. Il en avait perdu le souffle et, s’asseyant sur le seuil d’une maison, il essuya, avec le pan de son manteau, son front ruisselant de sueur.

« Je suis vieux et j’ai besoin de calme », — fit-il.

Les gens qui venaient vers lui avaient tourné dans une ruelle adjacente et de nouveau il était seul. La ville sommeillait encore. Le matin, le mouvement commençait de bonne heure dans les quartiers riches, où les esclaves des grandes maisons étaient obligés de se lever avant le jour, tandis que dans les quartiers où demeuraient les gens libres, nourris aux frais de l’État, et fainéants en conséquence, on ne s’éveillait qu’assez tard, surtout l’hiver.

Chilon, après avoir passé quelque temps sur le seuil, sentit la fraîcheur le gagner ; il se leva, s’assura qu’il n’avait pas perdu la bourse donnée par Vinicius et, d’un pas déjà plus lent, se dirigea vers le fleuve.

« Peut-être y apercevrai-je quelque part le corps de Croton, — se disait-il. — Grands dieux ! Si ce Lygien est un homme, il pourrait, en une seule année, gagner des millions de sesterces, car, s’il a étouffé Croton comme un jeune chien, qui donc lui résisterait ? Chaque fois qu’il paraîtrait dans l’arène, on lui donnerait son pesant d’or. Il garde mieux cette jeune fille que Cerbère ne garde l’enfer. Mais aussi que l’enfer l’engloutisse ! Je ne veux pas avoir affaire à lui. Il a les os trop durs ! Que faire maintenant ? C’est une effroyable aventure. S’il a brisé les os d’