Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/190

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il devait naître, mais s’il était venu au monde chez nous, dans la forêt, bien sûr nous ne l’aurions pas martyrisé ; nous aurions élevé l’Enfant, nous aurions veillé à ce qu’il eût toujours en abondance du gibier, des champignons, des peaux de castor, de l’ambre. Tout ce que nous aurions pillé chez les Suèves et les Marcomans, nous le lui aurions donné, afin qu’il vécût dans la richesse et le bien-être.

Il rapprocha du feu la marmite avec le potage destiné à Vinicius et se tut. Sa pensée errait à travers les forêts lygiennes. Quand le potage eut bouilli, il songea à le verser dans une écuelle et, dès qu’il fut suffisamment refroidi, il reprit :

— Glaucos a recommandé, seigneur, que tu bouges le moins possible et que tu évites même de remuer ton bras valide, et Callina m’a ordonné de te faire manger.

Lygie avait ordonné ! Il n’y avait rien à objecter à cela. Vinicius ne songea même pas à s’opposer à sa volonté, comme si elle eût été fille de César ou déesse. Il ne fit donc aucune observation quand Ursus, s’asseyant auprès du lit, puisa le potage dans l’écuelle avec un petit gobelet qu’il présentait aux lèvres du malade. Et dans cet acte il apportait tant de sollicitude, il y avait un si bon sourire dans ses yeux bleus, que Vinicius ne pouvait reconnaître en lui le terrible titan qui, la veille, avait étouffé Croton, s’était rué contre lui-même ainsi qu’un ouragan et, sans Lygie, l’eût certainement écrasé.

Pour la première fois de sa vie, le jeune patricien réfléchit à ce qui pouvait se passer dans l’âme d’un rustre, d’un serviteur et d’un barbare.

Pourtant, Ursus se révélait nourrice aussi maladroite que remplie d’attentions. Entre ses doigts d’hercule, le gobelet disparaissait si bien qu’il ne restait plus de place pour les lèvres de Vinicius. Après de vaines tentatives, le géant fort embarrassé dut avouer :

— Il me serait plus facile de traîner un aurochs hors de son gîte.

Vinicius sourit de la confusion du Lygien, et néanmoins la remarque excita sa curiosité. Il avait vu souvent dans le cirque ces terribles « uri » amenés des forêts du Nord, et que les plus vaillants belluaires ne traquaient qu’avec crainte et auxquels les éléphants seuls étaient supérieurs en masse et en force.

— Aurais-tu donc essayé de saisir de telles bêtes par les cornes ? — demanda-t-il avec stupéfaction.

— Avant que vingt hivers eussent passé sur ma tête, je ne l’osai point, — répliqua Ursus ; — mais après, cela m’est arrivé.

Et de nouveau, il donna à manger à Vinicius, mais avec plus de maladresse encore.