Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/194

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

m’es plus chère que l’univers entier ; je t’ai cherchée parce qu’il m’était impossible de vivre sans toi. Je ne pouvais plus ni manger, ni dormir. Sans l’espoir de te retrouver, je me serais jeté sur mon glaive. Mais j’ai peur de la mort, parce que, mort, je ne pourrais plus te contempler. Je te dis la vérité vraie. Non, je ne pourrais vivre sans toi, et si j’ai vécu jusqu’alors, c’est parce que j’avais l’espérance de te revoir. Te souviens-tu de nos entretiens chez les Aulus ? Une fois tu me traças un poisson sur le sable, et moi, je n’en compris pas le sens. Te souviens-tu que nous avons joué à la balle ? Déjà alors je t’aimais plus que ma vie, et toi aussi, tu commençais à deviner mon amour… Alors survint Aulus, qui nous menaça de Libitine et interrompit notre conversation. Comme nous allions partir, Pomponia dit à Pétrone qu’il n’existait qu’un seul Dieu, tout-puissant et miséricordieux ; mais il ne pouvait nous venir à l’idée que votre Dieu ce fût le Christ. Qu’il te rende à moi, et je L’aimerai, bien qu’il me paraisse être le Dieu des esclaves, des étrangers et des miséreux. Te voilà, assise à mes côtés, et tu ne penses qu’à Lui. Pense à moi aussi ; sinon, je finirai par Le détester. Pour moi, la seule divinité, c’est toi. Heureux ton père, ta mère, qui t’ont enfantée, heureuse la terre qui t’a vu naître ! Je voudrais baiser tes pieds et t’adresser des prières, te donner toute mon adoration, mes offrandes, mes génuflexions… à toi, trois fois divine ! Non, tu ne sais pas, tu ne peux savoir combien je t’aime…

Il passa sa main sur son front pâli et ferma ses paupières. Sa nature ne connaissait aucune limite, ni dans la colère, ni dans l’amour. Il parlait avec l’animation d’un homme qui ne se possède plus, et ne voulait plus mesurer ni ses sentiments, ni ses paroles ; il parlait de tout son cœur, du profond de son âme. Tout ce qui s’échappait là, enfin, dans un flux impétueux de paroles, c’était la douleur, le transport, la passion, l’adoration qui lui oppressaient la poitrine.

Ces paroles semblaient à Lygie autant de blasphèmes, et pourtant son cœur, à elle aussi, se mit à battre comme s’il allait déchirer la tunique qui comprimait son sein ; elle ne put s’empêcher d’avoir pitié de lui et de ses souffrances. Elle était émue du respect avec lequel il lui parlait ; elle se sentait immensément aimée et adorée ; elle comprenait que cet homme inflexible et redoutable lui appartenait, corps et âme, comme un esclave ; et, le voyant si humble, elle était heureuse de son pouvoir sur lui. En un instant, elle revécut tout le passé. Elle revit ce majestueux Vinicius, beau comme une divinité païenne, qui lui avait parlé d’amour dans la maison des Aulus et avait éveillé, ainsi que d’un profond sommeil, son cœur à demi enfantin ; ce Vinicius dont elle sentait encore les baisers sur ses lèvres et des bras de qui, au Palatin,