Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/195

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Ursus l’avait arrachée comme d’un brasier. Mais aujourd’hui, avec sa face aquiline, où se lisait l’exaltation et aussi la douleur, avec son front pâli, avec ses yeux suppliants, brisé par son amour, blessé, tout adoration et humilité, il était tel qu’elle eût souhaité le voir autrefois, tel qu’elle l’eût aimé de toute son âme, et il lui était plus cher que jamais !

Soudain elle entrevit l’heure où l’amour de cet homme pourrait l’envahir et l’emporter comme un ouragan. Elle en éprouva une sensation pareille à celle que, l’instant d’avant, avait éprouvée Vinicius : il lui sembla qu’elle était au bord d’un gouffre. Était-ce donc pour cela qu’elle n’était pas revenue dans la maison d’Aulus, qu’elle avait cherché le salut dans la fuite ? Était-ce pour cela qu’elle s’était tenue si longtemps cachée dans les quartiers les plus misérables de la ville ? Qu’était-ce donc que ce Vinicius ? Un augustan, un soldat et un courtisan de Néron ! N’avait-il pas participé à ses débauches et à ses folies, ainsi qu’en témoignait ce festin que Lygie ne pouvait plus oublier ? Ne fréquentait-il pas les temples, comme les autres, et n’y sacrifiait-il pas aux dieux païens, auxquels peut-être il n’avait plus de foi et qu’il honorait quand même ? Ne l’avait-il point poursuivie pour faire d’elle son esclave et sa maîtresse et pour la plonger en même temps dans ce monde horrible du plaisir, du crime et du vice, qui appelait la vengeance de Dieu ? Il paraissait changé, c’est vrai ; mais ne lui avait-il pas dit, tout à l’heure, que si elle pensait au Christ plus qu’à lui, il était prêt à Le détester ? Lygie s’imaginait que toute pensée d’un amour autre que l’amour du Christ était déjà un péché contre lui et contre sa doctrine. Et, lorsqu’elle s’aperçut qu’au fond de son âme s’éveillaient d’autres sentiments, d’autres aspirations, elle trembla pour son cœur et pour l’avenir.

Durant cette lutte intérieure, survint Glaucos qui venait panser le blessé et examiner son état. Instantanément, la colère se peignit sur les traits de Vinicius. Il était furieux de voir interrompre sa conversation avec Lygie, et ce fut presque avec mépris qu’il répondit aux questions de Glaucos. Toutefois, il ne tarda pas à se raviser ; mais si Lygie avait cru que les leçons de l’Ostrianum pouvaient avoir quelque action sur cette nature indomptable, son illusion devait se dissiper. Il n’était changé que pour elle. Ce sentiment excepté, battait toujours dans cette poitrine l’ancien cœur dur et égoïste, ce cœur de véritable loup romain, incapable non seulement de comprendre la douceur de la doctrine chrétienne, mais même la simple reconnaissance. Et elle s’en fut, pleine de trouble et d’inquiétude.

Jadis, dans sa prière, elle offrait au Christ un cœur serein et aussi pur qu’une larme. À présent, cette sérénité était troublée. Un