Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/199

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devait troubler tout cet ordre, détruire la toute-puissance et niveler les inégalités humaines. Que deviendraient alors la suprématie et la grandeur de Rome ? Rome pouvait-elle renoncer à l’empire du monde, traiter d’égale à égal avec ce troupeau de peuples vaincus ? Autant de choses qui ne pouvaient entrer dans la tête d’un patricien.

De plus, cette doctrine était contraire à ses goûts, à ses habitudes, à son caractère, à sa conception de la vie. Il ne pouvait, dans le cas où il l’adopterait, s’imaginer une telle simplification de son existence. Elle l’intimidait, elle l’étonnait, et toute sa nature se révoltait contre elle. Il sentait aussi qu’elle seule le séparait de Lygie, et cette pensée lui faisait haïr cette doctrine de toute son âme.

Toutefois, il pouvait déjà comprendre que c’était elle qui avait marqué Lygie de cette beauté extraordinaire, inexplicable ; elle qui avait fait naître dans son cœur à lui, outre l’amour, le respect, outre le désir, l’adoration ; elle qui avait fait de la jeune fille l’être le plus cher au monde. Et alors, il se reprenait à aimer le Christ, se disant qu’il fallait ou L’aimer ou Le haïr, mais non rester indifférent. Il était comme heurté par deux vagues opposées : il hésitait dans ses idées, dans ses sentiments, sans pouvoir arrêter son choix ; et il finissait par incliner la tête, par honorer en silence ce Dieu qu’il ne comprenait pas, par le vénérer, uniquement parce qu’il était le Dieu de Lygie.

Celle-ci voyait bien ce qui se passait en lui. Elle se rendait compte de cette lutte intérieure et de la répulsion de sa nature pour cette doctrine. Cela l’attristait mortellement ; mais, d’autre part, le respect tacite qu’il vouait au Christ éveillait sa compassion, sa pitié et sa reconnaissance et l’attirait vers lui. Elle se rappelait Pomponia Græcina et Aulus. La pensée que par-delà la tombe elle ne retrouverait plus Aulus était pour Pomponia une cause perpétuelle de tristesse. Lygie comprenait mieux à présent cette amertume et cette douleur. Elle avait, elle aussi, rencontré un être cher ; et la séparation éternelle les menaçait. Parfois cependant elle se berçait de l’espoir que l’âme de Vinicius s’ouvrirait aux vérités chrétiennes. Mais c’étaient là de courtes illusions. Elle le connaissait et le comprenait bien déjà : Vinicius chrétien ! Ces deux mots ne pouvaient se concilier, même dans sa tête inexpérimentée. Si Aulus, sage et pondéré comme il l’était, ne pouvait se convertir au christianisme sous l’influence de l’intelligente et vertueuse Pomponia, comment Vinicius le pourrait-il ? Aucune réponse n’était possible, ou plutôt il n’y en avait qu’une : pas d’espoir, pas de salut !

Lygie reconnut avec effroi que la condamnation suspendue sur lui, loin de provoquer en elle de l’aversion, lui inspirait une pitié