Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/200

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qui le lui rendait plus cher encore. Et, par moments, il lui prenait envie de lui parler franchement de son ténébreux passé. Or, un jour qu’assise auprès de lui, elle lui disait que, hors de la doctrine chrétienne, il n’y avait pas de vie, lui, qui commençait à récupérer ses forces, se souleva sur son bras valide, posa soudain sa tête sur les genoux de la jeune fille et lui dit :

— La vie, c’est toi !

Alors, Lygie cessa de respirer ; la conscience l’abandonna et une sorte de tressaillement de plaisir courut dans tout son être. De ses mains elle le prit aux tempes, s’efforça de lui soulever la tête, mais dans cet effort, elle se pencha si bien vers lui que ses lèvres frôlèrent les cheveux de Vinicius. Ce fut un instant d’ivresse et de lutte contre eux-mêmes et contre un amour qui les poussait aux bras l’un de l’autre. Enfin Lygie, sentant la tête lui tourner et une flamme lui parcourir les veines, se releva et s’enfuit. C’était la dernière goutte qui allait faire déborder le vase.

Vinicius ne se doutait pas de quel prix il allait payer cette minute de bonheur. Mais Lygie avait compris qu’elle-même, dorénavant, avait besoin de secours. Elle passa la nuit suivante dans l’insomnie, dans les larmes et la prière, persuadée qu’elle était indigne de prier et même d’être exaucée. Le lendemain, elle quitta de bonne heure le cubicule, appela Crispus au jardin et, sous le berceau fait de lierre et de liserons desséchés, elle lui ouvrit toute son âme, le suppliant de lui permettre de quitter la maison de Myriam : car elle n’avait plus confiance en elle-même et ne pouvait plus arracher de son cœur son amour pour Vinicius.

Crispus était un homme âgé, rude, et sans cesse en extase ; il approuva le projet de départ, mais n’eut pas un mot de pardon pour cet amour dans lequel il ne voyait que péché. Son cœur s’enfla d’indignation à la seule pensée que cette Lygie, cette fugitive qu’il protégeait, qu’il aimait, qu’il avait affermie dans la foi, qu’il tenait jusqu’ici pour un lis immaculé, poussé sur le sol de la doctrine chrétienne et que n’avait encore pollué aucun souffle terrestre, pouvait trouver de la place en son âme pour un amour autre que l’amour divin. Il avait cru jusqu’alors que, dans le monde entier, aucun cœur plus pur n’avait battu pour le Christ ; il se proposait de le lui offrir comme une perle, comme un trésor, comme une œuvre précieuse façonnée de ses mains, et sa déception le comblait de stupéfaction et d’amertume.

— Va et demande à Dieu pardon de tes fautes, — lui dit-il avec sévérité. — Fuis, avant que l’esprit malin qui t’a ensorcelée t’entraîne à la chute complète et que tu renies le Sauveur. Dieu est mort sur la croix pour racheter ton âme de son sang, et tu as préféré