Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/26

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à peine de quitter la robe prétexte quand on m’envoya aux légions d’Asie. Ainsi je n’ai pu connaître ni la ville, ni la vie, ni l’amour. Je sais de mémoire quelque peu d’Anacréon et d’Horace, mais je ne pourrais, comme Pétrone, réciter des vers, surtout quand l’admiration, paralysant mon esprit, l’empêche de trouver des mots pour exprimer ce qu’il conçoit. Enfant, je fréquentais l’école de Musonius, lequel nous enseignait que le bonheur, consistant à vouloir ce que veulent les dieux, dépend donc de notre volonté. Moi, je pense, au contraire, qu’il en est un autre plus grand, plus précieux, et indépendant de la volonté, car l’amour seul peut le donner. Les dieux eux-mêmes en sont à chercher ce bonheur ; et moi, ô Lygie, qui jusqu’alors n’ai rien su de l’amour, je fais comme eux et je cherche celle qui voudra me donner le bonheur…

Il se tut et, pendant un moment, on n’entendit plus rien que le faible clapotis de l’eau, dans laquelle le petit Aulus jetait du gravier pour effrayer les poissons. Puis Vinicius se remit à parler, d’une voix plus tendre et plus basse encore :

— Connais-tu le fils de Vespasien, Titus ? On raconte qu’à peine adolescent, il s’éprit d’une si violente passion pour Bérénice qu’il manqua d’en mourir… C’est ainsi que je saurais aimer, ô Lygie !… La richesse, la gloire, la puissance, fumée, néant ! L’homme riche trouve plus riche que soi, l’homme illustre devra s’effacer devant une gloire plus haute, le puissant s’inclinera devant plus puissant que lui… Mais ni à César, ni à l’un quelconque, des dieux, plus grande joie ne sera permise que celle réservée au simple mortel qui sent battre sur sa poitrine une poitrine chère, ou qui baise aux lèvres la bien-aimée… Ainsi, par l’amour, nous égalons les dieux, ô Lygie !…

Surprise, en émoi, elle écoutait comme elle eût écouté le son d’une flûte ou d’une cithare grecque. Par instants, il lui semblait que Vinicius lui chantait un chant étrange qui emplissait ses oreilles, agitait son sang et faisait palpiter son cœur de faiblesse, d’effroi, et aussi d’une ineffable joie… Toutes les choses qu’il lui disait, lui semblait-il, étaient déjà antérieurement en elle, mais elle ne les avait point comprises. Ce qu’il éveillait ainsi, elle le sentait bien, était ce qui, jusques aujourd’hui, sommeillait en elle, et voici que ses rêves nuageux prenaient une forme distincte, pleine de douceur et de charme.

Depuis longtemps déjà le soleil avait tourné par-delà le Tibre et s’abaissait au-dessus du Janicule. Une lueur rouge baignait les cyprès immobiles et embrasait tout le ciel. Les yeux bleus de Lygie semblaient sortir d’un songe, alors qu’elle les leva vers Vinicius ; et lui, auréolé des reflets du couchant, lui, soudain penché vers elle, lui dont les yeux frémissaient et priaient, parut plus