Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/278

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de tout mon cœur et de toute ma raison, divin, — appuya Pétrone.

— Je le sais. Tu es trop paresseux pour te contraindre à la louange. Et tu es sincère, comme Tullius Sénécion ; mais tu t’y entends mieux que lui. Dis-moi, que penses-tu de la musique ?

— Quand j’écoute une poésie, que je regarde un quadrige conduit par toi dans le cirque, ou une belle statue, un temple magnifique ou un tableau, je sens que j’embrasse dans son entier ce que je vois, et mon admiration enferme toutes les jouissances que ces choses peuvent donner. Mais quand j’entends de la musique, surtout la tienne, alors s’ouvrent pour moi de nouvelles beautés et de nouvelles jouissances. Je les poursuis, je les saisis ; mais, avant que j’aie pu les posséder, d’autres et d’autres encore surviennent, ainsi que des vagues de la mer arrivant de l’infini. Je comparerai donc la musique à la mer. Nous nous tenons sur l’un des bords et nous distinguons au loin, mais il nous est impossible d’apercevoir l’autre rive.

— Ah ! que tu es un profond connaisseur ! — fit Néron.

Ils se turent, et un moment le froissement léger du safran sous leurs pas troubla seul le silence de leur promenade.

— Tu as traduit ma pensée même, — reprit enfin Néron, — et c’est pourquoi je répète toujours que seul, dans Rome entière, tu sais me comprendre. Oui, c’est bien là ce que, moi aussi, je pense de la musique. En jouant et en chantant, j’entrevois des choses dont j’ignorais l’existence dans mon empire et dans l’univers. Je suis César et le monde m’appartient : je puis tout. Et cependant la musique me fait découvrir de nouveaux royaumes, des montagnes et des mers nouvelles et des jouissances inéprouvées. Je ne sais ni les nommer, ni les définir, mais je les sens. Je sens les dieux, je vois l’Olympe. Un souffle de l’au-delà me caresse. À travers un brouillard, je distingue des masses incommensurables, et en même temps lumineuses comme un lever de soleil… Tout le sphéros vibre autour de moi, et je te dirai… (ici, la voix de Néron trembla, étonnée) que moi, César et dieu, je me trouve en cet instant plus infime qu’un grain de poussière. Le croirais-tu ?

— Oui, il n’appartient qu’aux grands artistes de se sentir petits devant l’Art…

— C’est la nuit des confidences, je t’ouvre donc mon âme comme à un ami, et je te dirai plus… Me crois-tu aveugle ou privé de raison ? Me crois-tu ignorant des inscriptions qui, à Rome, m’injurient sur les murs, m’appellent assassin de ma mère, assassin de ma femme…, me qualifient de monstre et de bourreau, parce que Tigellin a obtenu de moi quelques arrêts de mort contre mes ennemis ?… Oui, mon cher, on me tient pour un