Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/280

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et, lors même que je délire, c’est d’ennui et de rage de ne pas trouver. Je cherche, comprends-tu ? C’est pourquoi je veux être plus qu’un homme, et ce n’est que comme artiste que je serai plus qu’un homme.

Il baissa la voix, pour que Vinicius ne pût l’entendre et, approchant ses lèvres de l’oreille de Pétrone, il murmura :

— Sais-tu, à parler franc, pourquoi j’ai condamné à mort ma mère et ma femme ? Aux portes du monde ignoré, j’ai voulu faire le plus grand sacrifice que pût faire un homme. J’ai cru que quelque chose d’insolite se produirait, que quelque porte s’ouvrirait pour moi sur l’inconnu, que cela étonnerait ou terrifierait la raison humaine, à la condition que ce fût grand et extraordinaire… Mais ce sacrifice n’a pas suffi. Pour que s’ouvrent les portes de l’empyrée, il en faudrait un plus étendu encore. Qu’il en advienne ce que voudra le sort !

— Que veux-tu faire ?

— Tu verras, tu verras, plus tôt que tu ne penses. En attendant, sache qu’il est deux Nérons : celui que connaissent les hommes ; l’autre, l’artiste, que tu es seul à connaître, qui tue comme la Mort et délire comme Bacchus, mais parce que lui répugnent la banalité et la nullité de la vie terre à terre, et parce qu’il voudrait les faire disparaître, dût-il avoir recours au fer et à la flamme !… Oh ! combien plate sera la vie quand j’aurai disparu !… Personne, pas même toi, ami, ne sait quel artiste est en moi. C’est pourquoi je souffre et, je te le dis sincèrement, pourquoi j’ai parfois l’âme aussi triste que ces cyprès qui se profilent devant nous. Quel fardeau c’est pour un homme, de supporter à la fois le poids du pouvoir suprême et le poids du talent suprême !…

— De tout mon cœur je compatis à tes peines, César, et avec moi y compatissent et les terres et les mers, et aussi Vinicius, qui t’a voué un culte au fond de son âme.

— Il m’a toujours été cher, lui aussi, — répondit Néron, — bien qu’il serve Mars et non les Muses.

— Avant tout, il est le serviteur d’Aphrodite, — répliqua Pétrone.

Et brusquement, il décida d’arranger l’affaire de son neveu, en même temps qu’il éloignerait de lui les dangers qui pourraient le menacer.

— Il est amoureux, — dit-il, — autant que Troïlus le fut de Cressida. Permets-lui, seigneur, de retourner à Rome : sinon, il va sécher sur pied. Sais-tu que l’otage lygienne que tu lui avais donnée a été retrouvée et que Vinicius, en venant à Antium, l’a laissée sous la protection d’un certain Linus ? Je ne t’en ai plus reparlé tant que tu as composé ton hymne, ce qui importait plus que