Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/286

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chrétiens hors des murs, surtout cette Lygie qu’il aimait comme sa propre enfant ? Son cœur se dilatait sous l’espoir grandissant. S’ils étaient en fuite, il les trouverait peut-être à Bovilla ou les rencontrerait en route. D’un instant à l’autre il allait voir apparaître le visage adoré, émergeant de la fumée qui traînait en nappes toujours plus épaisses sur la Campanie.

C’était d’autant plus vraisemblable qu’il croisait nombre de gens fuyant la ville et se dirigeant vers les monts Albains ; sortis de la région du feu, ils cherchaient à s’évader de celle de la fumée. Vers l’entrée d’Ustrinum, il lui fallut ralentir sa course, tant la route était encombrée. À côté de gens à pied, leurs hardes sur le dos, il voyait des chevaux et des mulets chargés de bagages, des chariots, et enfin des litières portant des citoyens plus opulents. Ustrinum était tellement bondé de fuyards qu’on s’y frayait avec peine un passage. Au marché, sous les colonnes des temples et dans les rues, c’était une fourmilière. Çà et là, on dressait des tentes qui devaient abriter des familles entières. Beaucoup campaient en plein air, poussant des cris, invoquant les dieux ou gémissant sur leur sort. Dans cette cohue, un renseignement était impossible à obtenir. Ceux à qui s’adressait Vinicius restaient muets ou, levant sur lui des yeux hagards et terrifiés, clamaient que la ville allait périr et le monde avec elle. Rome vomissait sans répit de nouvelles masses d’hommes, de femmes et d’enfants, qui augmentaient le trouble et le vacarme. D’aucuns, ayant perdu leurs proches, les réclamaient avec désespoir. D’autres se battaient pour un abri. Des pâtres campaniens, gens à demi sauvages, avaient envahi la bourgade, moins pour avoir des nouvelles qu’attirés par l’espoir d’une rafle dans ce désordre général. Çà et là des esclaves de tous pays et des gladiateurs s’étaient mis à piller les maisons et les villas, en lutte ouverte contre les soldats qui voulaient défendre les habitants.

Vinicius aperçut près de l’auberge, et entouré d’une troupe d’esclaves bataves, le sénateur Junius, qui fut le premier à lui donner des renseignements exacts sur l’incendie. Le feu, en effet, avait éclaté près du Grand Cirque, dans le voisinage du Palatin et du Mont Cœlius, et il s’était propagé si rapidement que bientôt tout le centre avait été envahi. Jamais, depuis le temps de Brennus, un aussi effroyable désastre n’avait frappé la ville. « Le Cirque entier, les boutiques et les maisons qui l’entourent, — disait Junius, — sont en cendres ; l’Aventin et le Cœlius sont en feu. Le fléau, après avoir contourné le Palatin, a envahi les Carines… »

Et Junius, qui possédait aux Carines une merveilleuse insula bondée d’œuvres d’art, dont il avait la passion, saisit une poignée de poussière, la répandit sur sa tête et se mit à gémir.