Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/285

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suie commençait même à recouvrir les objets environnants. Le jour s’était levé tout à fait et le soleil irradiait les sommets qui ceinturaient le lac Albain. Mais les rayons d’or pâle du matin n’arrivaient qu’à travers la fumée, d’un roux morbide. Plus Vinicius descendait vers Albanum, et plus il s’enfonçait dans cette fumée qui s’épaississait à mesure. La petite ville elle-même en était complètement submergée. Les habitants inquiets remplissaient les rues, et l’on ne pouvait songer sans terreur à ce qui devait se passer à Rome, car ici déjà l’on respirait mal.

Vinicius fut repris de désespoir et de terreur. Pourtant, il s’efforça de réagir. « Il est impossible que le feu ait pris brusquement, de toutes parts ; le vent souffle du nord et chasse la fumée par ici ; de l’autre côté il n’y en a pas et le Transtévère, séparé par le fleuve, est peut-être indemne ; en tout cas, Ursus et Lygie n’auront eu qu’à franchir la Porte Janicule pour être à l’abri du danger. Il est tout aussi impossible que la population entière ait péri, et que cette ville, reine du monde, soit rayée avec ses habitants de la surface du sol. Même quand, dans les villes prises, le carnage et le feu sont déchaînés à la fois, un certain nombre d’habitants restent saufs : pourquoi donc Lygie devrait-elle absolument périr ? D’ailleurs, sur elle veille un Dieu qui a vaincu la mort. » Il se mit à prier, et, suivant l’habitude qu’il avait prise, à implorer le Christ en lui promettant des offrandes.

Quand il eut traversé Albanum, dont presque toute la population se tenait sur les toits et dans les arbres pour voir Rome, il se rassura et envisagea les choses avec plus de sang-froid. Outre Ursus et Linus, l’Apôtre Pierre veillait sur Lygie, et le souvenir de celui-ci lui remit de l’espoir au cœur. L’Apôtre Pierre lui apparaissait toujours comme un être incompréhensible, quasi surnaturel. Dès l’instant où, pour la première fois, il l’avait entendu à l’Ostrianum, il avait gardé l’étrange impression que chaque parole de ce vieillard était et devait rester vraie (il l’avait écrit déjà d’Antium à Lygie). Ayant connu plus intimement l’Apôtre durant sa maladie, cette impression s’était fortifiée encore jusqu’à devenir enfin une foi inébranlable. Pierre ayant béni son amour et lui ayant promis Lygie, celle-ci ne pouvait périr dans les flammes. La ville pouvait se consumer sans qu’une étincelle tombât sur les vêtements de la jeune fille. Exalté par une nuit d’insomnie, une course vertigineuse et des émotions poignantes, Vinicius croyait maintenant tout possible : Pierre arrêterait les flammes d’un signe de croix, les écarterait d’un mot, et ils passeraient sans danger au milieu d’une allée de feu. Au surplus, Pierre connaissait l’avenir : il avait à coup sûr prévu la calamité présente et, dès lors, comment n’eût-il pas emmené les