Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/299

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Ville ! » La rage se tournait surtout contre les anciennes divinités romaines qui, aux yeux du peuple, avaient plus particulièrement le devoir de veiller sur la ville. Elles se manifestaient impuissantes et on les injuriait. En revanche, quand, sur la Via Asinaria, parut un cortège de prêtres égyptiens qui transportaient la statue d’Isis sauvée du temple qui se trouvait non loin de la Porte Cælimontane, la foule s’attela au char, le traîna jusqu’à la Porte Appienne et installa la statue dans le temple de Mars, après avoir malmené les prêtres qui avaient osé lui résister. Ailleurs, on invoquait Sérapis, Baal ou Jéhovah, dont les fidèles, sortis des ruelles de Suburre et du Transtévère, emplissaient de leurs clameurs la campagne suburbaine et célébraient ainsi leur triomphe ; aussi, quand certains citoyens se mêlaient aux chœurs afin de glorifier le « Maître de l’Univers », les autres s’indignaient de ces cris de joie et cherchaient à les faire taire de force.

Çà et là s’élevaient des psaumes chantés par des vieillards, des hommes faits, des femmes et des enfants ; hymnes inaccoutumés, solennels, dont le sens restait obscur, et où sans cesse revenaient ces paroles : « Voici que s’approche le Juge, au jour de la colère et du désastre. » Et, telle une mer démontée, cette foule mobile et toujours en éveil entourait la cité embrasée.

Mais ni le désespoir, ni les blasphèmes, ni les hymnes, rien n’y faisait. Le fléau semblait incoercible, complet, inexorable, — telle la Destinée. Près de l’Amphithéâtre de Pompée prirent feu des magasins de chanvre et de cordages, dont il se faisait une grande consommation au cirque, dans les arènes, et pour quantité de machines employées dans les jeux. En même temps l’incendie alluma les entrepôts du goudron qui servait à enduire les cordages. Durant plusieurs heures, toute cette partie de la ville derrière laquelle s’étendait le Champ-de-Mars fut illuminée d’une clarté si blanche que les spectateurs, à demi pâmés d’épouvante, se demandaient si, dans le désastre universel, les jours et les nuits ne s’étaient pas confondus, et si leurs yeux ne contemplaient pas la lumière du soleil ; mais ensuite un même et uniforme flamboiement sanglant triompha de toutes les autres colorations. De l’océan de feu jaillissaient vers le ciel de gigantesques fontaines et des pylônes incandescents, vite épanouis en gerbes et en panaches que le vent saisissait, effilochait et entraînait, dorés d’étincelles et emportés par-dessus la campagne, au loin, vers les Monts Albains. La nuit était de plus en plus claire, l’air semblait saturé non seulement de lumière, mais de flamme. Le Tibre roulait des vagues de feu et la malheureuse ville n’était plus qu’un enfer. Le fléau s’étendait de plus en plus, prenait d’assaut les hauteurs, s’épandait par la plaine, submergeait les vallées, furieux, crépitant, roulant en tonnerre.