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La colère, une rage impuissante, la douleur de se voir ravir sa fille adoptive, rendaient sa parole plus sifflante encore que de coutume. Et seuls, ses poings crispés montraient la violence du combat qui se livrait en lui.

— Jusques aujourd’hui, — dit-il, — j’ai honoré les dieux. Mais en ce moment j’estime qu’il n’en est pas au-dessus de nous, si ce n’est un seul, méchant, furieux, un monstre, qui s’appelle Néron.

— Aulus ! — s’écria Pomponia. — Devant Dieu, Néron n’est qu’une poignée de vile poussière !

Aulus se mit à arpenter à grands pas la mosaïque de la pinacothèque. Sa vie avait été marquée de grandes actions, mais non de grands malheurs : contre ces derniers il n’était pas endurci. Le vieux guerrier s’était plus attaché à Lygie qu’il ne le croyait lui-même et ne pouvait admettre qu’elle était perdue pour lui. De plus, il se sentait humilié. Une main qu’il méprisait s’était appesantie sur lui ; mais, en présence de cette force, il sentait l’impuissance de la sienne.

Enfin, quand il eut dompté la colère qui bouleversait ses pensées, il reprit :

— J’ose croire que Pétrone ne nous l’a pas enlevée pour César, car il redouterait la colère de Poppée. C’est donc pour lui qu’il l’a prise, ou pour Vinicius… Je le saurai aujourd’hui même.

Un instant après, sa litière le transportait vers le Palatin. Restée seule, Pomponia alla retrouver le petit Aulus, qui ne cessait de pleurer sa sœur et de maudire César.


Chapitre V.

Aulus avait bien prévu qu’il ne pourrait pénétrer jusqu’à Néron. On lui répondit que César était occupé à chanter avec le joueur de luth Terpnos et qu’en général il ne recevait pas ceux qu’il n’avait pas convoqués. C’était dire qu’Aulus ne devait pas essayer de le voir, même dans l’avenir.

Par contre, Sénèque, tout souffrant qu’il fût de la fièvre, reçut le vieux chef avec tout le respect qui lui était dû ; mais, après l’avoir écouté, il eut un rire amer et dit :

— Je ne puis te rendre qu’un service, noble Plautius : c’est de ne jamais laisser voir à César que mon cœur compatit à la douleur et que je voudrais t’aider ; car, au moindre soupçon qu’il aurait à cet égard, il ne te rendrait pas Lygie, ne fût-ce que pour me faire de la peine.