Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/377

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butaient contre les armures, contre les boucliers, s’ensanglantaient les pieds aux glaives brisés, et s’écroulaient. La populace exultait, s’enivrait de cette orgie de mort, l’aspirait, en rassasiait ses yeux, et, voluptueusement, en emmagasinait les exhalaisons dans sa poitrine.

Bientôt, presque tous les vaincus jonchèrent le sol ; seuls, quelques blessés s’agenouillèrent en chancelant au milieu de l’arène et, les mains tendues vers les spectateurs, implorèrent leur grâce. On distribua aux vainqueurs des prix, des couronnes, des rameaux d’olivier. Puis il y eut un moment de répit qui, par ordre du tout-puissant César, se transforma en festin. On alluma les brûle-parfums. Les vaporisateurs déversèrent sur la foule une fine pluie de safran et de violette. On offrait des rafraîchissements, des viandes grillées, des gâteaux doux, du vin, des olives et des fruits. Le peuple dévorait, bavardait et acclamait César, afin de l’inciter à une générosité plus grande encore. En effet, quand furent calmées la faim et la soif, apparurent des centaines d’esclaves, portant des corbeilles pleines de cadeaux. Des éphèbes costumés en amours y plongeaient les deux mains et répartissaient à travers les bancs des objets de toutes sortes. Quand on distribua les tessera de loterie, il y eut une bagarre : les spectateurs se bousculaient, se renversaient, se piétinaient, appelaient au secours, escaladaient des rangées de gradins et s’empilaient en une épouvantable cohue. Celui qui avait la chance d’un bon numéro pouvait gagner une maison avec un jardin, un esclave, un vêtement somptueux, ou bien une bête fauve extraordinaire qu’il revendrait ensuite pour les jeux de l’amphithéâtre. Aussi, la bousculade était-elle souvent si grande que les prétoriens étaient forcés d’y mettre ordre ; et, après chaque distribution, on emportait des gens avec jambes ou bras cassés, voire des cadavres.

Les personnes riches ne se mêlaient point à la course aux tessera de loterie. Cette fois, les augustans se divertissaient au spectacle de Chilon et raillaient les vains efforts du Grec pour prouver au public qu’il était capable, tout comme un autre, de regarder un combat et de voir couler le sang. Vainement, l’infortuné fronçait les sourcils, se mordait les lèvres et crispait ses poings jusqu’à s’enfoncer les ongles dans les paumes : son tempérament hellène, autant que sa propre poltronnerie, ne supportaient point de semblables spectacles. La face blême, le front ruisselant de sueur, les yeux creux, claquant des dents, les lèvres bleuies, il s’était affaissé sur son siège, tout le corps secoué de frissons. Après le combat des gladiateurs, il s’était ressaisi. Mais, comme on commençait à le railler, il fut pris soudain de fureur et se mit à riposter hargneusement aux quolibets.