Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/380

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d’un spectateur se demandait : « Qui est-il, ce Christ qui règne sur les lèvres de ces hommes qui vont mourir ? »

Cependant on ouvrit une nouvelle grille, et dans l’arène firent irruption, en un sauvage élan, des troupeaux entiers de chiens : d’énormes molosses fauves du Péloponnèse, des chiens zébrés des Pyrénées, et des griffons d’Hibernie, pareils à des loups, tous affamés à dessein, les flancs creux et les yeux sanglants. L’amphithéâtre s’emplit de hurlements, de grognements : les chrétiens, ayant achevé leur hymne, restaient à genoux, immobiles et comme pétrifiés, gémissant en chœur : Pro Christo ! Pro Christo ! Les chiens, flairant des hommes sous les peaux de bêtes, et étonnés de leur immobilité, hésitèrent à fondre sur eux. Les uns cherchèrent à escalader les cloisons des loges pour atteindre les spectateurs ; d’autres se mirent à galoper autour de l’arène, comme à la poursuite d’un gibier invisible. Le peuple se fâcha. Des milliers de voix vociférèrent ; les uns imitaient le rugissement des fauves ; d’autres aboyaient comme des chiens ; d’autres encore excitaient les animaux de toutes manières. Des clameurs firent trembler l’amphithéâtre. Les chiens irrités bondissaient vers les hommes à genoux, puis reculaient de nouveau, en faisant claquer leurs mâchoires. Enfin, un molosse enfonça ses crocs dans l’épaule d’une femme agenouillée en avant des autres et l’écrasa de sa masse.

Alors, les chiens, par dizaines, se ruèrent dans le tas, comme par une brèche. La foule cessa de rugir pour concentrer toute son attention : à travers les hurlements et les râles montaient encore des voix plaintives d’hommes et de femmes : Pro Christo ! Pro Christo ! tandis que se tordaient sur le sable des formes humaines et canines nouées et convulsées. Le sang coulait à flots des corps dépecés. Les chiens s’arrachaient des membres épars. L’odeur du sang et des intestins déchiquetés avait dominé les parfums d’Arabie et emplissait tout le cirque. Enfin, on ne vit plus, çà et là, que quelques malheureux à genoux. Et bientôt ils furent noyés eux-mêmes sous une agglomération grouillante et hurlante.

Au moment où les chrétiens étaient entrés dans l’arène, Vinicius s’était levé pour se tourner, ainsi qu’il l’avait promis au carrier, vers les gens de Pétrone, parmi lesquels était caché l’Apôtre. Puis il s’était rassis, le dos tourné à l’arène, le visage pétrifié, les yeux vitreux, jetant de loin en loin un regard sur l’épouvantable spectacle. Au premier instant, la pensée que le carrier avait pu se tromper, que Lygie se trouvait peut-être parmi les malheureux, l’avait complètement paralysé. Mais quand il entendit les voix : Pro Christo ! quand il vit le supplice de victimes innombrables, qui toutes, en mourant, confessaient leur