Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/381

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foi et glorifiaient leur Dieu, il éprouva une sensation nouvelle, aussi cuisante que la plus horrible douleur et impossible à maîtriser : si le Christ lui-même était mort dans le supplice, si aujourd’hui des milliers périssaient en son nom, si le sang coulait ainsi qu’une mer, alors, une goutte de plus n’était rien, et c’était même un péché de demander grâce. Cette pensée montait vers lui de l’arène, l’envahissait avec les râles des martyrs, avec l’odeur de leur sang. Pourtant, il priait encore, répétant, les lèvres sèches : « Christ ! Christ ! ton apôtre aussi prie pour elle ! » Puis il perdit conscience, oublia où il était ; il lui sembla seulement que le sang, se gonflant comme une marée montante, allait déborder le cirque et inonder Rome entière. Il n’entendait plus ni les hurlements des chiens, ni les vociférations du peuple, ni les voix des augustans qui, soudain, crièrent :

— Chilon s’est évanoui !

— Chilon s’est évanoui ! — répéta Pétrone, regardant du côté du Grec.

En effet, celui-ci, était assis, la tête renversée, la bouche béante, livide, et semblait un cadavre.

À ce moment, on poussa dans l’arène de nouvelles fournées de victimes, couvertes de peaux de bêtes. Comme les précédentes, elles s’agenouillèrent aussitôt. Mais les chiens, à bout de forces, refusaient de les déchirer. Quelques-uns seulement se jetèrent sur les condamnés les plus proches ; les autres se couchèrent, levèrent des gueules d’où le sang dégouttait et se mirent à haleter lourdement, avec des soubresauts de côtes pantelantes.

Alors, le peuple, inquiet au fond de l’âme, mais enivré par le sang et emporté par la démence, poussa des cris stridents :

— Les lions ! Les lions ! Lâchez les lions !…

On les réservait pour le lendemain ; mais, dans les amphithéâtres, le peuple imposait sa volonté à tout le monde, même à César. Caligula seul, aussi insolent que versatile dans ses caprices, osait tenir tête et parfois faire bâtonner la foule ; mais souvent il cédait, lui aussi. Quant à Néron, les acclamations lui étaient plus précieuses que tout au monde, et il ne résistait jamais. Il le fit d’autant moins cette fois qu’il fallait apaiser les foules exaspérées par l’incendie, et qu’il s’agissait des chrétiens, à qui il voulait imputer toute la responsabilité du désastre.

Il fit signe d’ouvrir le cunicule, ce qui apaisa sur-le-champ la foule. On entendit le grincement des grilles derrière lesquelles se trouvaient les lions. À leur vue, les chiens se massèrent à l’opposé, avec des glapissements étouffés ; un à un les lions surgirent sur l’arène, fauves et énormes, avec de grandes têtes embroussaillées. César lui-même tourna vers eux son visage ennuyé et pour les mieux voir, approcha l’émeraude de son œil. Les augustans